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C’était en 2014 – c’est encore aujourd’hui – je republie un article concernant le livre de Sabine Huynh témoignant depuis Tel Aviv de la situation sous les bombardements de 2014 – déjà, toujours. En le reproposant, Je ne nie pas l’horreur des bombardements sur Gaza, pas plus que Sabine ou mes amis vivant en Israël et militant pour la paix, comme tant d’autres, qui emplissaient les rues de manifestations contestant le gouvernement. Je ne défends pas une politique raciste ou impérialiste – je m’insurge contre la résurgence sournoise de l’antisémitisme, qui est l’antichambre visible de toutes les misères que l’homme s’inflige en ne reconnaissant pas la dignité de l’Autre, et son droit à la vie.

Ceci est le premier titre que j’aie lu de Sabine, poète, essayiste, traductrice aux appartenances multiples – née à Saïgon, elle a grandi à Lyon, a aussi vécu en Angleterre, aux Etats-Unis, au Canada et en Israël où elle s’est installée en 2001, à Tel Aviv, où elle écrit en français et en anglais, édite depuis mars 2019 avec l’écrivain israélien Haggaï Linik (he) la revue de traduction littéraire bilingue français-hébreu Peham, qu’ils ont créée ensemble, et traduit depuis 2019 l’œuvre poétique d’Anne Sexton pour les éditions Des Femmes. Elle a aussi reçu de nombreux prix pour ses livres.

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J’avais, pour La Sirène dans la Poubelle, écrit une note de lecture, aujourd’hui disparue du site La Cause Littéraire – mais je la republie ici, car ce livre explique le quotidien de mon amie, vécue durant ce conflit – quotidien qui a bien empiré après le 7 octobre 2023. Cette date marque d’une pierre noire les capacités de l’humain à marcher vers la fraternité et la paix. Que des peuples soient massacrés, pogromisés, que des intellectuels pensent – et disent – « ils l’ont bien cherché, avec les colonies », ou bien « ils ont voté pour leur gouvernement, c’est leur problème » : cela me fait froid dans le dos, et me rappelle les monstrueuses accusations qui ont accompagné l’holocauste du XXème siècle et toutes les persécutions perpétrées dans le monde contre des groupes « adverses » . Je pense ainsi, entre autres, à la scandaleuse attitude de l’Occident durant le génocide qui a ravagé le Rwanda, et à tout ce que l’aveuglement idéologique a caché des exterminations d’un peuple par un autre, d’un frère par son frère, sur tous les continents.

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Qu’on ne s’y trompe pas – cette sirène ne vous entraînera pas dans quelque royaume sous-marin issu des contes d’Andersen ou des film de Disney – ou alors, c’est bien comme pour Shakespeare, parce que « Something is rotten in the state of Denmark »– le monde des contes de fées de l’enfance fait place à la plus brutale des réalités – brutalité des mots et des photos de ce livre, autant que celle des faits – celle du quotidien de l’auteure et de sa fille, Orlane, à Tel-Aviv, pendant la « Guerre de Gaza » de l’été 2014, dont l’horreur nous assaille dès les premières pages : « A la (merveilleuse) crèche d’Orlane, il n’y a pas d’abri anti-bombes. Quand la sirène retentit, on rassemble tous les enfants dans la salle du fond et on leur lit des histoires. J’aime ça, cette idée que des livres pour enfants protègent ma fille, comme des talismans. Ils ont lu beaucoup de livres ces derniers temps. On n’en lit jamais assez, surtout en temps de guerre. »
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Dans la collection Fugit XXI, consacrée aux journaux multimédias d’écrivains, l’éditeur publie donc Sabine Huynh, auteure de langue française, poète et traductrice, d’origine vietnamienne, née à Saïgon, ayant grandi à Lyon, et installée en Israël depuis 2001, après avoir vécu et travaillé également aux Etats-Unis, en Angleterre, au Canada… De juillet à novembre 2014, sous les bombardements, elle tient un blog d’abord écrit directement en ligne, relatant, un jour sur deux (titre du blog) les faits, ses émotions, ses réflexions sur ce conflit, et les répercussions de cette guerre sur la vie quotidienne en Israël, autant que sur la vie politique, médiatique et littéraire. C’est ce document brut que publie intégralement l’éditeur, texte composite où voisinent aussi des statuts facebook, des commentaires de lecteurs, des citations des lectures en cours de Sabine – Yehuda Amishai, Anna Akhmatova, Ginsberg sur lequel elle écrit alors
(Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg est publié en novembre 2014 chez Recours au Poème éditeurs)… Au fil de la lecture, on ne peut s’empêcher de penser au livre de Louise Michel consacré à La Commune, tentative composite également de rendre compte des événements au plus près des êtres impliqués au coeur de l’action, des obscurs même, aux avant-postes – loin des grands axes des livres d’histoire, des grands discours qui de nos jours emplissent les médias – parce que « Tout est toujours
plus complexe que ce que veulent bien nous faire croire les personnes qui jouissent d’une certaine renommée et qui peuvent donc se faire écouter facilement. » C’est la même franchise à empoigner le réel à hauteur de femme, la même honnêteté à accepter l’impossibilité d’un discours clair et univoque, quand on s’attache à dire les choses au plus près du vécu, « dans la fièvre du réel ». Entreprise poétique autant que politique, ce courageux journal est un témoignage minuscule, et donc capital, sur le quotidien des
« gens », adultes et enfants, amis et inconnus, croisés dans les rues d’un Tel-Aviv multiculturel et coloré, dans les abris, résignés et sans haine… L’auteur accepte de ressasser sa peur, son incompréhension, nous faisant pénétrer à l’intérieur de sa tête et de ses doutes : « Comme le boîtier de ma sonnette, ma tête s’est décrochée, à force de me poser des questions, à vouloir essayer de comprendre. Mon cou douloureux joue au bilboquet avec. La folie des hommes est incompréhensible. Il faut absolument que tout
cela cesse, et vite, cette guerre ne peut plus durer, je ne veux plus voir le nombre de morts augmenter, nous avons tous assez donné, assez perdu. Je me sens tellement impuissante. Me sentirais-je mieux si je partais dans le sud du pays comme bénévole ? Probablement. Il y a tant à faire là-bas, à commencer par les enfants qui, depuis des années, vivent terrés dans des abris, mais ma fille a besoin de moi, ici-même. »

Nous voyons, nous entendons, avec Sabine Huyhn – le bruit des explosions, le silence des chantiers, la sirène, le bruyant passage des camions-poubelles et les questions de sa fille suscitant le titre de ce livre … A travers son témoignage, c’est « la voix des femmes (…) la majorité silencieuse parce que féminine, parce que souriante, parce que non vociférante, parce qu’athée, parce que découragée par tant de
malhonnêteté intellectuelle » – femmes d’Israël, de Palestine, de tous les lieux où, mères, veuves, « orphelines de leurs enfants ou craignant de le perdre » – témoins douloureux auxquelles elle prête sa voix de poète, comme aux morts qui « habitent les plis de la nuit étalée au-delà des fenêtres de (son) bureau »…
Livre engagé – dans la gangue du réel, auquel elle est exposée, mais où elle creuse « comme un mineur de fond », pour tenter de « saper les fondations de la désinformation », il faut lire, sans délai et sans a priori, ce journal de guerre – pour que la prise de risque de Sabine Huyhn dans cette entreprise puisse servir – comme la traduction du poète palestinien auquel elle travaille désormais, et dont elle dit, en clôture de son journal : « Le traduire est comme percer une ouverture dans ces parois, empêcher que la séparation ne devienne inévitable. Et penser à nos enfants. La vie de nos yeux. »
Marilyne Bertoncini
mai 2015

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Prix éditeur : 3,99 €

Collection : Livres numériques

Éditeur : E-FRACTIONS

EAN : 9791092243673

Parution : 17 mars 2015

Pagination : 94 p.