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Clinique Saint Laurent – Rennes – Janvier 2024

Du plus près, lettre à Jean-Christophe Belleveaux

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.Je n’ai d’abord ouvert ton livre que pour la dédicace. La note au verbe de l’amitié.
Il y avait les mots espace et temps. Cadres pour déborder. Impensable1 était-il celui de la poésie ?
Arrivé là, sur les Marches de Bretagne, impensable ouvre au poème, évidemment.

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Sentinelle assoupie (9 poèmes à lire dans les collines).
Sont-ce celles de Giono ? Celles de Torga ? Les miennes ? Ma colline de Vila Chã où avec Pagnol, je
crie, il n’y a personne là-haut ?2

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Faire de sa table d’écriture une colline – avec ou sans page blanche. Justement, nous avons acheté un
bois. Y coupons le bois mort, replantons des arbres. En langage plante, écrivons sur la pente.

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Je sais aussi caresser l’écorce rugueuse des chênes. Les pierres éparses. Les chênes dressés. Amis de
passage dans leur clarté.
Le ciel d’un bois. L’unique d’un ciel qu’on ne regarde pas comme un autre.

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Depuis longtemps le vin m’a quitté. Et s’il me reste encore la cave, je ne descends plus les marches du
cellier.
N’entends plus tinter les verres qu’on retournait souvent sur le tonneau.
Ce fil que je cherche à mon texte tiendrait-il au verre de vin ? Voyageant de Macon aux Corbières ou
bien aux Côtes de Blaye. Le fut est vide. Pas les mots du voyage.
Depuis longtemps le vin m’a quitté. Pas le vers. Pas l’ivresse.
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Sur le poêle du salon, la bouilloire siffle. Avec le poème, le feu du matin est allumé sous l’eau. Je pose
mon livre et sa lecture. La vapeur s’extirpe par le petit trou dans l’inox. Ivresse des choses. Chacun
son vin chaud. Son pays de cocagne. Chacun son voyage – l’écriture porte et nous rapproche. L’ami
embarque d’une rive à pas de rive. Tous deux nous cherchons le sens au fleuve. Portons un épuisement
d’instants qui voudraient éclore.
Rive. Ivre. Quel sens au fleuve ? Aux mots ?

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La vie est cette mouche épuisée qu’il faut suivre jusqu’à sa fin. Mouche ivre, ou pas. De vin, de vie, le
chant se déroule.
J’ai été cette mouche épuisée se débattant dans le salpêtre du mur.

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Survivre n’était même pas raisonnable. Qu’en est-t-il dans l’ivresse du chant ? Quand naît-il ?

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La poésie, affaire de langue, pas de contemplation.
Le chant.
La chair.
Le sentiment persistant du goût du vin.
Et l’écriture au-devant. Ci-devant le vin. De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais
enivrez-vous !
dit le poète. Mais quoy ? je fuyoie l’escolle/Comme fait le mauvais enfant./En
escripvant ceste parolle,/A peu que le cuer ne me fent.
Dit aussi François.

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La main

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La main qui tremble – qui tient le stylo

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Ecrire les mots marche, vivre et étonnement. Etonnement rassemble tout. Le chant ne peut être que…
Nuages et vent. L’écriture au-devant. Etonnants nuages. Merveilleux nuages.

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Avec toi l’ami, on traîne notre poussière. Tristesse notre façon d’hurler. Façon d’usure ou pas. Que
voilà au détour cette colline du Castillo de Los Arenas tinto. L’amitié des plaines, le sang des soleils
de la Mezeta comme en plus.

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Et sur le fond des ciels neutres je guette ce qui ferait sens.

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Chaleur dans le désert d’un soir d’été. J’y mènerai mon fils dans l’espoir et la crainte aussi qu’il
lâche ma main pour aller courir jusqu’en haut de la côte.
Seul.
Dans le désir qui fait battre le cœur : voir ce qu’il y a plus loin. Seul.
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Et là, ces collines-là. T’accompagner, l’ami ? Désir d’écrire en compagnie. Vers toi. Verre de vin ou
bien d’eau claire. Vers troubles de nos poèmes. Les mots s’assemblent aussi sans accords. Chez les
hommes, j’avais envie d’écrire qu’un miroir suffit.

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Aujourd’hui, des paysans ont abattu le grand chêne de l’herbage. C’est tout ce qu’il restait d’un talus
ancien sur la colline d’où descendaient nos pères après la sueur des granits. Où donc, mon Prince,
sont-elles passées les pierres des tumulus ?

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Prolonger dit encore un poète que j’aime. Avec toi marcher sous la pluie. La pluie, me disais-je, il
faudrait l’écrire.
Ce faisant… reine encore dans son absence.
Pluie toujours.
Qu’en dire quand il faut lire et regarder ce qu’on lit !3

Qu’en dire quand il faut lire et regarder ce qu’on lit !
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Une mouche morte dans le salpêtre d’un vieux mur. Un chien gisant, un peu de sang se mêlant aux
rigoles.
Duras. Belleveaux. La pluie de Ponge. Quand tu n’as pas le sang bleu. Lecture.

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Parfois lire ne retient du poème que le bancal qui va droit – au cœur, peut-être – coin de soi au bord
d’autres rigoles. j’ai un corps / qui boit une bière… mais je ne prends pas de cocaïne / non merci… ce
mot, au féminin / désaffectée… j’ai / un sacré courage.

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3

Parfois le poème ne va pas se prolongeant mais se glisse, mots qui se couchent dans le lit, draps de
chanvre plus que de soie, du poète.

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et / quoi encore que je ne sais pas… la pisse du poisson…

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Ça peut, ça suffit, coller, entre elles deux voix, deux poètes pour une même voie.
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Et tu cries
– est-ce que j’ai
vraiment
quelque chose à moi ? –

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Et je te le prends. Plagialonger. Est-ce un mot – momoche ? A nous, deux poètes !
un drap sale pour recouvrir l’idée
de moi
ici

1958

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Du bleu, certes, mais de travail. Choses vues. Bleu ne l’est pas. A l’âme, si, peut-être.
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Les bleus de travail lustrés sont tachés d’huile, de cambouis. Les hommes sont coude à coude, la
casquette relevée vers l’arrière, découvrant haut les fronts.

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Haut la prose. Gauloise aux lèvres. La fumée bleue dans le matin des sirènes. Blême, n’est-il pas ce
matin
-ci !

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De quoi nourrir le couple durant l’année.
Cela ne fait pas une histoire 1958 les oiseaux comme en plus.

Pour commencer à écrire on devrait dire quelque chose de la mer
Eclaboussures de Méditerranée, la mer me répète ce qu’elle a dit des milliards de fois, ne m’a pas
choisi pour dire, la mer est sans intention
– toujours les flots coulent la mémoire morte, ce qui fut et ce qui doit finir

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J’ai lu dans ces poèmes le mot organiser. Elles me marquent. Ces quatre syllabes. Je vois la table
ronde. Le reste autour et elle demeure
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Côtoyant le tien, où donc va mon poème. Ma table est carrée. Mon jardin, du soir. Regard pensif
contre la vitre d’une chambre d’hôpital. Retour aux fondamentaux. Devant les escaliers, des rampes,
des grilles, rien d’autre à consommer qu’un jeu avec la lumière. Lampes jaunes et rouges qui circulent.
Une avenue. Rien pour partir. Que ton livre – petit un peu rouge mais pas de Pékin – dans ma main
gauche, ton livre ouvert. La droite écrit. Gauche aussi. Une ligne à ne pas suivre. Roulis et tangage.
D’un embarquement à deux voix. D’une table à l’autre. Passage d’un cap sans nom mais pas sans
phare. Mes pages clignotent. Hirsutes. Qu’en ferai-je ? Naufrage est un mot. Rescape, un autre qu’il
faut dire.

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Dont l’immobilité nierait le monde dis-tu deux pies dialoguent, bavards aussi ces deux poètes en vis-à-
vis, sur la même ligne, en voisinage. En questionnage, évidemment. carnet où sombrent les questions
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Je lis Dimanche : il n’y a pas si longtemps je buvais des orangeades Dans une chambre voisine, ce bip
qui tout à coup s’arrête. Par son silence, inquiète. La chambre n’est pas au dimanche, le mien arrive.
Noël en famille. Les enfants m’appellent. Comme ça va ? Je lis. J’écris. Ça. Est-ce que ça va ? Je passe
aussi toute sorte d’examens, des contrôles de ci, de ça. Rien de grave comme l’écriture. J’écris encore.
Je réécris, mon existence ivre. Bip. Jusqu’ici repart.
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Tu dis la neige, le jardin, les oiseaux. J’aime les poètes qui parlent aux oiseaux. Eux seuls écoutent.
Ecouter est la seule façon de répondre. un coq, des voix, ça continue. Ta terre est d’automne. Rouge.
Fin d’été. Il y a quatre saisons. Quatre entre-deux aussi.
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on entend les voitures glisser sur la nationale, c’est du Chopin.[…] c’est le bruit que fait la mort quand
elle parle, sa voix qui résonne sous les crânes.

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Dans l’oreille droite plein d’oiseaux en syllabes acouphènes. grésillements des questions dans le
labyrinthe.
Quelle force trouver ? Qu’entendre par là ?

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Chine. La Grande Muraille. Toute noire. Adjectifs quand le verbe ne suffit pas. Dire c’est savoir
regarder. Le noir. Le bleu. Le pourrissant. On se construit des mots. Des compléments de murs.

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Istanbul. De l’Orient. Des gens. Des nationalités. Marcher. Venir de. Aller. Aller.
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la dérive des continents

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Le feu de cheminée. Dans la Nièvre. J’aime les feux ; au bord on parlerait des trains. De la Chine.
D’Istanbul. Vers l’Orient on irait. Du Portugal Cabo da Roca. Le feu en reflets d’hommes sur l’océan.
la nuit gagne
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longitude 2 Retour de coronarographie. J’ai faim. Etonné, presque Pas mort.
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salle des pas perdus
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c’est peut-être à ça que ça ressemble pour de vrai le sac de mots de la peur le bout du monde n’a
qu’une étoile
Un enfant, tout à l’heure, demandait si l’Univers avait un haut et un bas.
J’oublierai sûrement les noms de tous ces docteurs sur la même page que mes notes. Même en
désordre une annonce pour un microtracteur. Dans tous les sens, notre monde se croise. Dans tous les
sens.

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la pâte à modeler de la peur est toute mélangée elle a une sale couleur
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on entasse les sacs de mots on les ficelle avec la peur on ne sait pas faire autrement

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Et toujours, dans la chambre à côté, toujours ce bip, ce bip. On m’a débranché la perf.

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5

J’aime de moins en moins le bleu. Je sors vers 5 heures. Bip bip fait aussi mon cœur. Même
qu’il pleut sur Rennes. l’espièglerie de la glycine sur les vieilles pierres dit mon ami poète. Je rangerai
cela dans mon carnet des phrases à regarder.4

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Serge Prioul5

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Les Lointains, éditions Faï Fioc, novembre 2023 (11 euros)

Notes :

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1 – Impensable. Police en italiques des extraits du recueil de Jean-Christophe Belleveaux.
2- il n’y a personne là-haut ? Police pour distinguer les citations d’auteurs.
3 et 4 – deux idées en rapport. De JC B : regarder ce qu’on lit et de S P : conserver des phrases à regarder.

5 – Serge Prioul sur Recours au Poème

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