Giovanni Lunardi – Piazza della Pace et Strada Garibaldi (détail)

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La Ville vide : préférences des ruines – rêve de patrimoine…

Souvenir des villes étrangement désertées comme les tableaux de De Chirico, durant les confinements de la pandémie du Covid…

Si le mot « ville » suscite le plus souvent les images d’un lieu de vie agité – déplacements urbains, fourmillement humain – qu’illustrent les vues de foule de Tokyo, des gratte- de Hong-Kong ou New-York, des rues brouillonnes de Calcutta, il est des artistes qui ne retiennent de la ville que sa dimension minérale, son architecture d’arches, de voies, de vides. Leurs photos présentent un beau squelette, une carcasse,  dépouillée de la chair qui l’habite et l’anime.

C’est le cas de la photographe Candida Höfer, que j’ai découverte récemment grâce à un documentaire d’Arte : artiste conceptuelle allemande de l’Ecole de Düsseldorf, elle est connue pour ses photographies grand format d’intérieurs vides « qui capturent la psychologie de l’architecture sociale » C’est à la suite de projets qui documentaient la présence des immigrés turcs dans le paysage urbain allemand que paraissent les  « portraits d’espace » ainsi que les définissent en 2018 les Rencontres d’Arles et dont on peut admirer les superbes clichés couleur ici :

https: //www.worldphoto.org/fr/node/4277.

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Je retrouve la même démarche de dépouillement chez un photographe italien, Giovanni Lunardi, originaire de Parme, dans un livre publié en 2024, qu’on m’a récemment offert, intitulé Parma Ideale (dans lequel j’entends le rêve de l’idéal, mais aussi très fortement le projet quasi utopique de l’idée de ville).

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Aujourd’hui installé en Floride, Lunardi a étudié à Parme – il a travaillé  en 1963 avec Bernardo Bertolucci sur le plateau de  Prima della Rivoluzione , puis avec le metteur en scène Antonio Pietrangeli, avant de décider de se consacrer uniquement à la photographie à partir de 1964.

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Il pratique d’abord le noir et blanc, réalise un premier album consacré à sa ville,  Parma nel mondo,  collabore avec l’éditeur de livres d’art Franco Maria Ricci,  et réalise de nombreuses photos de mode et des campagnes publicitaires pour de grands magazines, parmi lesquels Vogue, où il est assistant de Richard Avedon, Helmut Newton, David Bailey …  Ses voyages l’amènent aussi à photographier des paysages, dont une série pour défendre l’intégrité du littoral de Floride www.conservationfoundation.com

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Sa démarche, outre les photos de mode et de paysage, est originale, jouant de la tridimensionnalité, obtenue en pratiquant des coupes dans les images, enfermées dans des boites noires créant un effet 3D. Plus récemment, une série intitulée « explosions », utilisant le même système de boite noire, explore le mouvement, par des superpositions de photos de personnes, d’objets ou de liens, jouant des effets dus à la vitesse, au vent, aux parasites sonores…

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.En 2003, il avait réalisé pour Barilla une série de photos composant un livre intitulé Parma anni sessanta – regroupant une série de portraits noir et blanc de célébrités ou de personnes anonymes,  prises à Parme dans les années 60 et en retraçant la vie, entre rencontres mondaines et scènes urbaines.

La mode, la vie, le mouvement… semblent des éléments indissociables de l’œuvre de Giovanni Lunardi.  Or, le livre Parma Ideale, qui m’occupe ici, a un projet totalement différent.

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Tout comme le travail de Candida Höffer, qui présente des lieux que les humains ont quitté, les photos proposées au lecteur par Giovanni Lunardi sont vidées de présence – mais d’une façon différente de celle de l’artiste allemande.

En effet, le livre présente en face-à-face (ainsi qu’elles furent présentées à l’exposition à l’université de Parme) une photo (noir et blanc) telle qu’elle fut prise, au fil des années, pour accompagner l’auteur dans sa vie américaine, et la même, telle qu’il la rêve :  dépourvue de la présence physique des gens qui l’habitent, mais aussi de tous les objets qui trahissent son existence, des vélos et voitures aux éléments ajoutés à l’architecture initiale – cables électriques, climatisateurs, antennes télé, gouttières, enseignes, et même la présence de l’éclairage urbain… Le photographe a soigneusement effacé la vie pour garder une ville « en suspens » aussi silencieuse que les villes de Magritte, aussi improbable que les villes invisibles d’Italo Calvino : une ville fantôme, silencieuse, abandonnée aux lignes qui la structurent dans l’image, aux contrastes créés par le jeu des angles et des façades, nettoyée des lignes et détails qui en détruisent l’harmonie, « che insudicciano l’armonia architettonica della città », selon les mots du photographe en introduction au livre.

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Rêve de pierre, rêve de ruines anticipées, idéales et idéelles, en « bon état de conservation » grâce aux retouches photographiques et au noir et blanc intemporel pour Lunardi – rêves d’intérieurs épurés de tout ce qui pourrait vivre pour Candida Höffer…   passant à l’éternité des pierres qui ne se désagrègent pas, ne se modifient pas, comme dans la réalité.

Elaguer, éliminer, expulser le vivant comme on nettoie une tache, une impureté sur l’image rêvée, figée dans la gélatine de la photo …

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Je trouve étrange, de retrouver ce même « fantasme » de « pureté architecturale » chez Candida Höffer et Giovanni Lunardi – deux photographes qui se sont aussi consacrés à archiver la présence humaine, mais comme si celle-ci était incompatible avec la beauté géométrique des espaces. Aussi étrange que de contempler ces ruines antiques d’anciens tableaux, qui semblent nostalgiques d’un état des lieux qui n’a jamais été que dans l’imaginaire mélancolique de celui qui les crée.