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Le silence faisant œuvre de poésie
Il ne fait guère de doute que, dans les mots qui viennent et sont le reflet d’un cœur ayant lu le sublime recueil du poète Jalel El Gharbi, nombreux sont ceux qui diront y avoir vu tout autre chose. Je n’hésite pas à affirmer par avance qu’ils auront tout à fait raison. Je pense que le plaisir que l’on trouve dans la lecture d’une œuvre est toujours vrai. Les visions, les sentiments, tout ce qui nourrit le lecteur émerveillé au cours de sa lecture est ce qui est de plus précieux. Parfois est-ce à contre-courant. Mais rappelons-nous cette parole d’André Breton par laquelle il marquait son opposition avec le Baudelaire de Jean-Paul Sartre : « Dans un premier temps, il ne s’agit pas de comprendre mais bien d’aimer ». J’ai aimé cette œuvre rassemblant À l’heure du limoncello et Dialogues du Maître soufi. Parmi les nombreuses raisons – dont plusieurs, et c’est heureux, me demeureront insaisissables – qui me l’ont fait aimer, en voici quelques-unes.
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Le silence est une des proies inlassablement prises pour quête par les poètes, notamment les mystiques. Jalel El Gharbi nous en fait sentir la présence hypnotisante, au sens fort du terme, du fait même que l’âme s’imprègne intensivement de cette Parole portée par le silence. Un poème tel « l’Oubli » est semblable à un récit de l’âme gagnée par le frôlement de l’indicible qui, seul, est réellement fondateur :
« Ne rien devoir qu’au silence étendu / Le nom du parfum oublié embaume / Les mots restés dans l’iris du silence ».
L’expérience du dire poétique nous fait sentir que, à un certain niveau de conscience, le silence n’est pas l’absence de son, mais de bruit, et qu’il est des sons qui nous traversent sans nous ébruiter, sans nous
sortir de nous-même. Ainsi, le rythme de la mer ou le souffle du vent ravivent cette mélodie, en nous, au plus profond de notre être, précédant notre prise de conscience. Le poème « À gauche de la rue… » semble un écho au « J’écrivais des silences » d’Arthur Rimbaud, avec des paroles telles que :
« À gauche de la rue qui monte / depuis le précipice / Où elle ne tombe
jamais / Sous les arbres qui passent leur temps / À essuyer les nuages ».
La contemplation des nuages est une source intemporelle de nourriture pour les âmes poétiques. Que celui qui en doute se souvienne du texte « L’Étranger », au début du Spleen de Paris de Baudelaire,
affirmant qu’il n’est rien de plus sacré que « les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! » Jalel El Gharbi se montre ici le contemplateur de ce qui passe silencieusement en déversant en nous une parole sacrée. Le poète nous en donne l’écume, comme dans « Les Vergers » ou les « Stances du désir et de la piété », pour que nous nous en nourrissions également.
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Tout poète fait de même un mouvement continu consistant à plonger en profondeur, tout à la fois en lui-même et dans le réel. Ainsi en ramène-t-il des pépites dont, en des termes simples et nouveaux, il nous transmet les images. Nous sentons, dans Il me souvient…, s’exprimer la quête de l’unité perdue, quand le poète se remémore :
« Il me souvient du jour où j’ai suivi / L’oiseau voletant seul de palme en palme / Il haletait, comme moi essoufflé. / Je voulais juste le nom de l’oiseau / Trop essoufflé pour cingler vers Faris. / Poursuit-on autre
chose que son âme ? »
De même s’exprime cette angoisse universelle de la mort, cette absence hantant sans cesse l’existence des vivants, l’expérience impossible par excellence et que cependant tout un chacun s’essaie à imaginer :
« Pourtant ce n’est pas toi que la mort cherche / Mais quelqu’un qui me ressemble fort. », de même que : « Je n’ai pas reconnu ma propre mort / En ce monstre de silence hideux. »
et enfin, tout aussi précis et sublime :
« Que fait le bleu de ces souvenirs ? / Bruissant d’étoiles éteintes / À compter d’avance les morts à
venir ».
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Jalel El Gharbi éveille ainsi le lecteur à ce qui hante tout homme, mais en le recouvrant du voile apollinien de la beauté (comme le recommande Nietzsche dans La Naissance de la tragédie), et en même temps dévoile le mystère – à jamais mystère – du déploiement du dire poétique. Nous pouvons tout au plus constater que le vers naît d’une pause, d’un arrêt, d’un silence libérant l’énigme qui dès lors se dit elle-même, suivant le fascinant cheminement des mots, ainsi que le dit Insomnie :
« J’étais à mille lieues de savoir que / Je connaîtrais les insomnies des mots / Ayant d’impénétrables provenances. / Et j’avais déjà un secret pour Elle / Le cœur était lointain ses lacs / Avaient d’autres irisations. »
La douleur morale est, c’est bien connu depuis Musset, Verlaine, Proust et des milliers d’autres, une initiatrice de l’élan lyrique, du plus fade et plat au plus sublime et profond. L’éloignement d’un être ou d’un lieu signale, par son absence, le besoin, la source, mais sans que l’origine de la phrase ou du mot soit dévoilée, comme dans Au cœur de la plaine : (« L’absence suggère des métaphores / C’est l’esprit par l’esprit attisé / Ô chargée de signes »). Cette expérience, à tout jamais, de l’inconnu d’où jaillit le Verbe, fait du Scribe une sorte de messager translateur de ce qui lui échappe. L’extrait suivant l’exprime précisément :
« Ce que tu écris est traduction de l’illisible / Dans ta langue parée de la secrète citadelle / Au cœur de la pomme / Avec des mots rescapés du silence / Or ce que tu écris / Dans la langue de l’autre / Traduit ta
traduction de l’illisible / Et la pare du secret de la citadelle / Au cœur de son fruit / O lexique du silence » ; « Dans une langue qui n’est à personne ».
Les Dialogue du vieux maître soufi qui forment la dernière partie du recueil nous donnent à entendre les errances d’une âme s’égarant dans le reflet du réel, partant en quête de la source première de l’inconnu, ou encore engageant une discussion dialectique entre d’une part l’absolu, la perfection et, d’autre part, l’attente et le manque. Le Maître Soufi et le Grammairien, deux faces d’une même âme, entrent en dissension vis-à-vis de la sagesse, du Texte et de l’infinitude. Le lecteur y vit de l’intérieur le tourment du doute dont tout mystique fervent peut être frappé. Aussi y lisons-nous l’incessante reprise de l’essentiel, de ce qui hante chaque être, d’une sorte d’exorcisme qui chante l’espoir qui ne veut aboutir pour échapper à son contraire, le désespoir d’en être libéré : « Dieu faites que la prière de mon amour ne soit
point exaucée. » N’est-il plus que le silence pour prolonger le souhait ?…
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Les auteurs :
Jalel El Gharbi vit et travaille à Tunis, et oeuvre pour une utopie qu’il nomme Orcident ou Occirient. Professeur à l’université de Mannouba, il est aussi poète, traducteur et essayiste,
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Jean-Yves Guigot, né en 1967, enseigne le français et la philosophie. Auteur de poèmes et d’essais, Il a créé et anime le site internet « L’Enchâssement » et a publié
2023 : Recueil en prose La Traversée du Silence.
2019 : participation au livre collectif : À l’horizon des terres infinies – Variations sur
Paul Quéré , de Marie-Josée Christien, aux Éditions Sauvages.
2015 :Recueil en prose avec prix Littérales : Les Veines du réel.
2001 : Usage de Salah Stétié – Études, hommages, poèmes.
2001 : Rencontres avec Xavier Grall (en collaboration avec l’Institut Culturel de
Bretagne)
1999 : Recueil en prose : Par-delà le Voile illuminé.
1999 : Xavier Grall, lisière d’un Voleur de Feu : essai sur le concept de voleur de feu
et sur les liens poétiques entre Rimbaud et Xavier Grall.