photo : Giancarlo Baroni
.
.
Ces mots inscrits en épigraphe de son livre sur Venise, ce sont les mots que l’on voudrait dire à celle qui s’est éteinte le 27 décembre 2021, Jeanine Baude, poète, critique, voyageuse, éditrice… et partageuse vive de poésie.
A l’annonce de son décès, c’est son livre sur Venise : Venise Venezia Venessia, (Éditions du Laquet, 2001) qui me vient immédiatement à l’esprit – la ville sur la lagune, inséparable des Mort à Venise de Thomas Mann et Visconti, la ville des fantômes et de la beauté qui transcende maladie et périssement.
Lire le Venise de Jeanine Baude, pour moi, c’est voyager dans le temps, l’art et la littérature – avec toujours présent, en arrière-plan, l’atmosphère de fin d’un monde, (malgré les mots de l’autrice à Claude Ber, dans un entretien où elle rejette la vision « nocturne, morbide » de Venise qu’elle compare à la corrida, ce lieu « où l’on ressent la vie et la mort avec acuité, différemment : le choc ».) Venise, sous la plume de Jeanine Baude, c’est la musique d’un texte où se tressent un carnet de voyage, et son contrepoint, la fiction d’une histoire amoureuse, touchant de fictifs personnages… une musique comme celle d’India Song soutenant la poétique nostalgie du monde intermédiaire des souvenirs qui peut-être ne furent qu’un songe – une sorte de « Venessia Song » :
“Crois-tu, par ailleurs,
que l’on puisse faire un rêve,
ne pas s’en souvenir,
et avoir, par ce rêve, sa vie changée ?”C’est la question que pose Pasolini, ce sera le sujet d’Affabulation. C’est la question qu’aurait pu se poser le patricien, qu’il s’est peut-être posée. Celle qui habite tout visiteur irrationnel, dans n’importe quel lieu du monde. Philippe Sollers s’y soumet à travers la vision de sa Venise éternelle. En même temps qu’il jette son sac sur le pavement martelé par les trois coups d’un brigadier invisible (…)
C’est la réponse face à l’espace du désir, à l’objet de la quête. Soudain le corps et l’esprit s’ouvrent. Et nous avons marché. Nous sommes venus. Qu’on lui donne le nom qu’on veut. Elle est “Son nom de Venise” et la musique de Claudio Monteverdi.
L’île, c’est le mouvement. Venessia, c’est Venise avec l’accent des tendresses, l’orthographe et la prononciation en dialecte vénitien de Venise. “Veni etiam”, dans cette consonance latine, si proche, est-ce l’île qui nous appelle ou bien se déplace-t-elle vers nous ? “L’île silencieuse marche vers le destin que j’ai choisi” Les îles vont et viennent dans l’immensité océane, molécules libres. De même Venise chamarrée, miroitante, venue à notre rencontre du côté du ponant, là où les rocs se dressent et nous envoûtent autant que des palais. Glyptiques sur granit et dentelles de pierres, les rives se rapprochent afin que nos désirs se fondent, s’étoilent, cardinaux. Ainsi j’appréhende Venise, la plus noble. Dans le creuset d’îles marginales où la beauté est chez elle d’emblée. Des lieux nés du désert, des accidents géologiques, d’un côté 118 îlots lagunaires, de l’autre un archipel déchiqueté “le 5ème ouest”. Sur la tangente d’une circularité planétaire soumise, des reliefs. Les uns comme les autres brisés, l’hiver, sous le gwalarn, la tempête, la bora, la nebbia, le vent, la brume. Pareillement le brouillard les enveloppe, sirocco ou noroît sifflent, emportent les tuiles rouges et les ardoises bleues. Un peuple de marins, des mâts qui se déchaînent, les ancres crissent sur les bouts. Les cordes usent les mains des mariniers sur les transatlantiques comme sur les vaporetti, les motoscafi, les bateaux de commerce, les tankers ; d’un bout à l’autre du monde, ils se saluent, se reconnaissent, parlent la même langue : celle de la mer. Partout les filles sont belles et les hommes forts.
Veni etiam, Jeanine, reviens encore,
à travers tes poèmes, et dans nos coeurs
à jamais.
Marilyne Bertoncini