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3 – Béatrice Machet – Pierre Rosin (poème et dessin) – Alain Helissen – Constantin Enache (poème et peinture) – Harmony Flavigny Alain Freixe – Marilyse Leroux (photo et poème)Perle Vallens (poème et photo) – Jacques Cauda – Louise Brun

4 – François Coudray – Jaume Saïs (photos) Alain Freixe et Marie-José Freixe (photos) – Eve de Laudec – Yannick Resch – Eva-Maria Berg (traduction et photos de Marilyne Bertoncini) – Laurent Margantin – Laurent Thines – Jean-Marc Barrier (vidéo d’extraits de Tombe la parole) –

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Béatrice Machet

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Poétique des ruines : murmure secret

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Pierre Rosin

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Alain Helissen

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Il manque des lettres

Il manque des mots

Il manque des couplets doux

entre les refrains assourdissants

qui martèlent le monde

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Il manque des mots

à nos silences résignés

Il manque un alphabet

à nos ruines intérieures

Il manque dans nos bouches

des mots de paix

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Il manque tant et tant

dans nos regards perdus

parmi les éboulis de langue

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Il manque des lettres

au mot « liberté »

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Constantin Enache

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Doină & Dor

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l’azur infini : vêtu de lumière dorée –
le mal du pays me presse de plus en plus fort,
je marche pieds nus sur ma terre natale,
à travers l’herbe épaisse : dure et douce,
un mot murmuré par le vent à l’oreille –
pensée mis en chant, chant mis en pensée.
enduit de poix et d’humus –
caché par l’ombre de la forêt mère,
ruines de runes dispersées :
en rythme et en rimes sans cesse,
je danse sous la pluie et la tempête
à la pleine lune – lumière froide.
le silence a son son
tout comme le son a son silence

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Quantum entanglement – Constantin Enache

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Harmony Flavigny

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Yggdrasil

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Ta vie fut une fête borgne et boiteuse dansant entre les mines. Sa beauté défiait toute raison. L’équilibre reposait sur l’entrelacement de nos voix. Je l’ai perdu en même temps que ta chute et ne tiens plus qu’à un fil. Oh comme j’ai fière allure, tête renversée, pendue par la cheville au-dessus du gouffre. C’est hélas au prix des ruines que l’on apprend à déchiffrer les runes. Fol arbre sage, Yggdrasil, ta branche à sephiroth me soutient. Il me semblait que nous aurions au moins un quart de siècle pour déchiffrer à deux l’abécédé de l’univers. Au lieu de ça, tu es parti comme on me crève un œil. Géant de cœur, tu montrais si peu d’amour pour la physique et la chimie de ton corps. Je n’ai eu le temps de lui offrir que la douceur d’un peignoir et le geste tendre pour te démêler sans souffrir. Du moins m’as-tu laissé en gage ton rire et les poèmes barbares. J’attends. Tu ne peux que me revenir.

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Alain Freixe

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Les ruines, et après…

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« Prenons-y garde : partout l’esprit du temps l’emporte sur l’esprit des lieux »
Eric Hazan

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Ici, présence et passé s’effaçaient : ça démolissait, ça dispersait, ça déblayait ! Certes on
avait souci de nettoyer tout ça. On n’est pas à Gaza, où les millions de tonnes de gravats,
détritus, produits toxiques s’entassent dans l’horreur des décombres jusqu’au jour – ah !
Qu’il vienne ! – où on se défera de ces traces de mort, repères et mémoire pourtant, dira-t-
on.

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J’avais quitté la poussière et les gravats de ce qui fut partie de notre modernité – oublié les
TNN et Acropolis niçois ! – et pris la route des étangs pour les garrotxes1 du Conflent en
Roussillon– pour leurs vieilles pierres.

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J’avais décidé d’aller vers des ruines, celles promises par les cartes. J’aimais en varier les
échelles. Prendre la route est affaire d’âme ! Chaque nom est un passage, une passerelle
par où passer, une invite à poursuivre Autant d’adresses où faire étape, autant de clairières
où prendre ciel avant de repartir pour ce qui devait être mon but le Cortal Freixe plus loin que
le Roc de Fornols-Haut et ses gravures paléolithiques à l’air libre sur le Pla de Vall en So.
Qu’il soit clair que je ne suis pas « ruiniste », fini le romantisme des effets de brumes et de
lumières sur les vieilles pierres, oublié Diderot et ses rêveries sur la fuite du temps, la
succession des civilisations, la grandeur du passé et n’ai guère de goût pour la mémoire qui
dans les commémorations enkyste et fossilise tant d’hiers.

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Je n’ai aucun attrait pour le morbide, la déréliction et la décrépitude, j’allais vers un pagus,
une page de terre, j’allais moins vers des décombres que vers la disparition d’un mode de
vie et des êtres qui l’incarnèrent. C’est donc un Cortal2 que je cherchais. Ses restes sur le
plateau. J’avais lu son nom sur la carte. Ce nom – surprise ! – était le mien. Impasse des
noms, qui passe demandait un de mes poèmes anciens.

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J’avais donc pris par le cami vell, vieux chemin romain, disait-on. Dépassé les terres
cultivées, les jardins, les vergers et les champs. J’avais abandonné à son piton rocheux le
château, ses ruines, ce Paracolls, gardien de col effondré en pans aujourd’hui épars, non
sans avoir laissé à leur silence les cupules sur l’énorme bloc à l’entrée de ce qui fut chapelle.
Après avoir écarté ronces et chardons, épineux de toutes sortes, zigzagué entre les
lavandes et les cistes et j’étais sorti enfin sur le plateau parmi les pierres, les herbes rases et
les genévriers rabougris. Plus de chemins ici, face à la montagne, juste une étendue plane et
comme suspendue. Du Cortal, rien. C’est ce rien qui éblouissait. Pan après pan, pierre sur
pierre, le Cortal n’était plus que débris, planches, ferraille, plâtras, décombres divers…A
peine un pan de mur ici et là. C’est déchiquetées au sol que les pierres du cortal se
laissaient approcher. Orages et pluies, neiges et gels avaient déplacé ce qui restait et
éparpillé sur le plateau. Quelques blocs de granit et de gneiss liés encore par un grossier
mortier, les schistes noirs des pierres d’écartement, des pierres éparses plus ou moins
taillées laissaient imaginer une probable voûte clavée en berceau, les pilastres, les travées
et cet espace intérieur où bêtes et hommes trouvaient à se réfugier. Non loin, une table
dolménique et ses cupules, ses incisions, leur enchevêtrement comme une écriture d’avant
les runes du Nord, voire ?

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Une chose n’a pas changé, c’est ce qui se dressait en face, sous le haut ciel…le sommet du
Canigou, montagne sacrée des catalans, qui se rendait encore plus proche dans cette
lumière que le printemps faisait transparente grâce aux effleurements qui passaient et
traversaient comme autant de caresses de ce quelque chose qui traînait entre deux souffles.
Moins le vent que ce silence qui le suit quand il reprend son souffle, moins la lumière que
cette odeur du soleil sur les pierres. Ce quelque chose flottait sur les décombres, toujours se
dérobant, quelque chose comme l’indéfinissable beauté au-delà des ruines d’un sacré
profane qui comblait fugitivement la réalité. Un au-delà de tout, inexprimable qui tenait aux
quatre coins du ciel, de la terre, des hommes absents et du grand ciel vide
Cet esprit du lieu comme une buée musicale, un air coloré que je respirais
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Je suis resté là longtemps. Assis et comme égaré.

1 – Garrotxes : ce sont des terres âpres et rugueuses de moyenne montagne.

2 – Cortal : c’est une bergerie située dans un lieu de pâturage.

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Marilyse Leroux

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À l’air libre

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Les ruines gardent force d’origine. Le sacré y loge à l’air libre.

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Les pieds évaluent la courbure des seuils. Combien d’années, de siècles ? Les yeux remontent un aplat, courent sur une arête, un conduit. Ici, une saillie, là, un logement de poutre. Fenêtres et portes découpent le bleu pour qu’on s’en souvienne.

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Les mains interrogent la mémoire des linteaux : qui a vécu entre ces murs, qui a soufflé sur le feu ? On imagine les bras qui ont taillé les pierres − les mêmes bordent le chemin qui mène à la bâtisse – ceux qui les ont scellées une à une, patiemment, dans la certitude d’une durée à conquérir sur l’outil. On passe le doigt sur une date, un tracé sibyllin. Le temps se compte en vie d’hommes.

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On progresse à pas mesurés de peur de détruire ce qui est arrivé jusqu’à soi. L’oreille s’imprègne de rumeurs. Humaines, animales, végétales. Les herbes continuent leur libre résistance.

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Avant de s’en aller, on lève les yeux pour saisir ce qui tient encore du lieu et de ses os. Le toit à ciel ouvert donne la juste échelle. Pour un peu, on poserait son sac pour endosser la lune.

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Perle Vallens

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Chaque souvenir se gratte à l’ongle sous le front 

lobe obscurci sous chevelure blanche 

sa grisaille brumeuse qu’il faut réveiller 
Ça commence par un détail qu’on ne se rappelle pas 

miettes mutiques tombées en ruines que les doigts rassemblent

bribes d’hier en bouquets

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Au cerveau sa mémoire s’effrite d’un sel où le regret ploie où tout s’oublie replié dans une bulle
où ne subsistent que pensées poussiéreuses qu’odeur rance dans l’angle mort de l’existence 

La lame émoussée ne tranche plus l’épaisseur
des sédiments qui composèrent sa vie 

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Des prénoms restent séquestrés dans un espace clos

comme un secret inutile

Des images s’impriment encore et surnagent au-dessus de la ligne de flottaison 

Je les vois parfois éclabousser son visage d’un soleil connu 
d’un faux air de jeunesse 

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Je me demande dans quel regard d’enfant s’enferment les choses vues
dans quel recoin de la bouche se perd le langage
dans quelle eau se dissout le sable de l’esprit sombré dans les profondeurs
mesurer l’amnésique distance entre être et avoir été

à l’âge où il se demande qui suis-je 

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Jacques Cauda

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Ruines

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Le temps à même l’os !

Beau fracas d’icelui

La mouche l’a foré avec la

Sacoche temporaire qui palpite entre les

Les mots 

À leur crépuscule 

Orages noirs arrachés aux ciels

Causes de la pétrification

Qui échappent à tout examen

Les couteaux sont tirés après quoi ce sont

Des couteaux comme des mouches

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Mais pour l’heure la nuit la détresse

Ne laissant de visible qu’un mufle

Dévoré par la ruine qui se regarde sans colère

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Se revoir même si nul abri

Rien ne protège plus des crocs tendus

Par ces inspirations soudaines poussées

Par les êtres qui laissent la présence

Sans prise

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Faire quoi ? Dire un paysage de misère 

Ou éclore comme la mouche sort du temps ?

C’est le moment !

Des pupes montent aux ciels vers une mort

Assurée sans retour sinon ce moment qui sonne

À l’horloge de la vie

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Âpre la ruine sans hachures lisse comme

Le blanc des

Os brûlant au soleil

Sans pouvoir remonter

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Morsure dans un ballon de pierre

D’où le temps coule jusqu’à dire

Voici

Voici le souvenir réduit en un seul os blanc

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Ô de ces souvenirs ô rien & rien

& combinaison terreuse

.Ruines

Fumantes & sèves d’ornements

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Louise Brun

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François Coudray

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plus qu’un caillou de l’autre bout du monde dans le fond de la poche / morceau d’une autre histoire / pierre à peau / tout à l’endroit du cœur / souffle comme fermer les yeux / de si loin / bat / s’éteint

je ne sais si / froid / quoi / de la terre monte avec la nuit / quoi me blesse m’écrit du grain de ce feu-là

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Jaume Saïs

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Alain Freixe et Marie-José Freixe (photos)

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Les Kouroï de Naxos

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Archaïques, autour de 700 avant-Jésus-Christ, à Naxos, les Kouroï sont Trois. Ces jeunes garçons – c’est ce que dit le mot grec – sont des colosses. Tous dépassent les six- / sept mètres. Tous sont couchés. Jambes brisées, celui d’Apollonas  et les deux de Melanes.

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Et venus d’où ces géants brisés ? Des fonds de quelle eau enfuie ? Des hauteurs de quel ciel tutoyé de trop près ? Du fond de leur silence, ils nous disent : « voilà, il reste ça ».

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Des mètres de pierre taillée. Quelque chose comme des statues aux pieds brisés, aux visages rabotés. Quelque chose qui a appartenu à un monde dont plus personne ne sait rien, « que le temps et la nuit (…) (a corrodé) pour (lui) donner cet air à la fois doux et dur d’éternité qui passe », selon les mots de Jean Genet à propos de Giacometti.

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Kouroï, épinglés du soleil, écrasés par les chaleurs, desséchés, abandonnés à la curiosité de quelques passants.

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Kouroï, visages creusés par la succession des ciels, jetés dans la crue de la lumière, dans la distance.

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Kouroï, livrés aux accidents du monde, aux rigueurs des temps, au poids du ciel, à la folie des hommes. À leur oubli.

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Kouroï, dans l’ombre du ciel grec, le temps ne saurait vous prendre.

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Vous restez là, éveillés. Et dans l’ombre de vos entours, être éveillé est lumière !

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Lumière d’ombre. Celle du mystère.

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(Texte établi le 25 mai 2021 à partir de Ricochets pour un Kouros, écrits pour Leonardo Rosa)

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Eve de Laudec

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Des pierres dénouées des églises 

Jaillissent les âmes indociles 

Murmure farandole

Elles recousent au fil blanc

Le temps des ombres

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Elles n’en font qu’à leur fête

Sabbatique

S’ébattent à pas nus

Caressent  les tombales du  jardin dérangé

Le soleil est sucré

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Un cingle au ventre lisse

Traverse l’âpre et friche

Jusque dans les lambeaux des épitaphes

Les fleurs séchées

Pleurent la terre

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La moire de l’hirondelle calque une croix

Aux veines de la dalle

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Yannick Resch

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     Et après ?

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tu dis ruines

tu entres dans le silence

du présent

tu dis ruines

et tu vois

des lieux dévastés

grottes vides

pans de murs

écroulés

bâtiments

bombardés

débris décombres

en dessous

tu ne sais pas

ce qu’il  y a

tu dis ruines

et tu  écris

guerre agression

destruction 

disparition

mais il y a

les pierres les gravats

présence pesante

qui force le silence

et qui tente de dire

à la fin du poème

 « et après ? »

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Eva-Maria Berg

traduction et photos : Marilyne Bertoncini

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der alte turm

von Babel

längst in trümmern

aus archen wurden

hochseedampfer und

flugzeugträger warten

aufs kommando

für allerneueste flieger

zur ausrottung der feinde

oder zur lebensrettung

weltweit weiß jeder               

wo das wasser steigt

und wessen sprache        

unterzugehen droht

wenn nicht die flucht

gelingt ins außerirdische

la vieille tour

de Babel

est en ruines depuis longtemps

ses arches devenues

navires de haute mer et

porte-avions attendant

l’ordre donné à

des avions dernier-cri

d’exterminer des ennemis

ou de sauver des vies

le monde entier sait bien

où montent les eaux

et de qui la langue

risque d’être submergée

si l’on ne peut pas fuir

hors de la Terre.

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ruines du couvent d’Orezza – photos Marilyne Bertoncini

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Laurent Margantin

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La Marche au volcan

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Laurent Thines

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Autour de la fontaine éclairée

Par la beauté luminaire de la place Thiars

La minauderie et le sourire plastifié

Des instagirls photographiant leur propre reflet

De squelettes indifférents

Au silence des yeux si proches qui les regardent

Dans l’effondrement du soir

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Obnubilées qu’elles sont

Par le champ invisible des regards absents

De ceux qui les likeront

Et des superficielles qui les envieront

Par millions

Peut-être

Jusqu’à en sacrifier leur dignité

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Narcisses éclos trop tard

Sur les ruines d’un monde

Chérissant plus l’image photoshopée de leur corps

Et les décolletés en jupe courte

Qu’il ne consent à voir les images déchiquetées

De tous ces corps engloutis trop tôt

Par l’autre côté du miroir

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Derrière leurs faux-cils leurs faux-ongles

Et leurs faux-semblants

Émerge l’intuition subtile

Que la quête nihiliste des instagirls porterait confusément En elle

L’enseignement d’une prophétie

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Jean-Marc Barrier

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extraits de Tombe la parole

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