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Le titre Un air d’éternité défaite annonce déjà une tension fondamentale : ici une promesse d’infini vite traversée par la perte, la cassure, par le souffle qui se retire. Une tension verticale, mystique, traverse ce beau livre, en 89 poèmes brefs, d’une écriture ciselée, précise, précieuse sans être jamais pédante car intense, avant tout au service de l’expression . Les textes sont accompagnés d’aquarelles de Sophie Martet, des oeuvres non figuratives qui se marient parfaitement à l’univers d’Elia Jalonde.
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Le lecteur pénètre dans un monde où le souffle, les métaphores organiques, végétales et minérales résonnent en motifs lancinants avec le déchirement du texte. Lire ce recueil, c’est avant tout accompagner une voix singulière – ce qui n’est pas si fréquent, en poésie comme aillleurs. Nous entendons une voix qui oscille entre l’intime et le choral, entre le cri et la psalmodie, une voix qui convoque les quatre éléments (air, terre, eau, feu), la voix d’une “âme” appelée à se dissoudre.
Nous entendons une solitude blessée : s’il est question d’amour, ce recueil évoque aussi la blessure et le risque de se perdre dans l’autre.
Un air d’éternité défaite irradie une musicalité et une cohérence interne : il demeurera dans l’après-lecture une part de cette obscurité fertile, la vraie chair du recueil, le sel même de la poésie, cette part qui revient à chaque lecteur, le livre une fois fermé.
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I. La matière du souffle : chair, voix, respiration
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Voilà un recueil qui démarre tambour battant. A toute vitesse, dans un rêve de maternité sauvage, le corps de l’auteure se décrit comme un lieu humide, poreux et se prépare à l’accueil d’une vie. Un lexique biologique précis (“nidation”, “mariculture”) fait entrer le lecteur dans une maternité sacrée : le premier poème, autour du féminin et de la fertilité, engendre en quelque sorte le recueil. Le charnel, puissamment invoqué, convoque et colore le spirituel.
En ce qui concerne le second poème du recueil, l’être humain se retrouve engendré (après avoir été procréateur). Le rythme du premier vers fait, pour l’auteur de ces lignes, écho au premier quatrain du Bateau ivre de Rimbaud : ”Avec nos faibles ailes, dispersons les noirceurs”. Ce parfait alexandrin rappelle “Comme je descendais les fleuves impassibles/ je ne me sentais plus guidé par les hâleurs.” Ce premier vers du deuxième texte est très chargé énergétiquement : le poème est tout tendu vers le haut, comme une sorte de prière avant la chute extatique, une prière au bord d’un effondrement. Et, comme le célèbre long poème rimbaldien, il baigne dans l’élément liquide.
Les poèmes d’Elia Jalonde naissent tout autant du souffle, du corps inspirant et expirant le monde, que de l’eau, dans une oscillation constante entre l’élancement et l’étouffement. Le souffle y est tour à tour vital, en partant du centre, mais aussi éclaté, mystique, arraché, coupé, et transmis par les poèmes :
“Mes pectoraux en flammes/ Laissent pleuvoir des planètes plein mes jambes” (p.16)
“ Ton petit souffle interdit le vent.” (p75)
« Le rire me mord le bout des dents./ Je suis toute en liesse. » (p85)
« L’air siffle dans la canule » (p114)
« Je presse ta nuque jusque dans les bois/Pourvu que la frayeur laisse passer mes yeux » (p84)
Ce souffle est féminin, incarné, sensuel. Il passe par les pores, s’immisce dans les articulations, les jointures, roule le long des clavicules ou jaillit des chairs ouvertes. Il fait lien entre les corps, même dans la douleur :
« J’inspire par ta bouche et me cache/ A l’intérieur de ta peau. » (p84)
« Je chante, / Par cette plaie de mon corps. » (p90)
« La lune sanglante est le bec de l’oiseau / Blessant le ciel » (p106)
Le corps est donc le lieu premier du poème : on y saigne, on y veille, on s’y perd, on s’y aime, on s’y enfante. Il n’y a pas de surplomb ici : la pensée passe par la chair, la métaphore par les fluides.
L’expérience poétique s’y révèle comme une expérience incarnée de la transmutation : pleurs, sueur, lait, sang, sève, tout coule et mue. Le poème devient un organisme vivant.
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II. Le souffle d’en bas : forêts, eaux, entrailles, animaux
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Des éléments telluriques traversent l’ensemble du recueil : la forêt, l’eau, la pierre, les ronces, les chairs animales, les oiseaux, les monstres. Ce bestiaire et cet herbier intérieurs ne sont pas de simples ornements : ils disent l’archaïque, l’inframonde, ce qui précède la pensée et parfois la dévore. Autant d’éléments qui renvoient au Ça et aux profondeurs de l’Inconscient.
« Je me fraye à travers branches / Un chemin dans la jungle psychique » (p99)
« Les rats se hissent à nos pieds / Le corps en crue ; cauchemardant » (p104)
« Des monstres tapis écument de joie. / Tout à l’idée de corrompre. » (p109)
« Nous nous nourrissons du sol andrinople » (p110)
« Nous sommes les pages d’un livre / Il s’épanouit sur vos genoux » (p102)
Elia Jalonde écoute profondément le vivant, dans ce qu’il a de plus élémentaire : alors, le poème se fait incantation, rituel païen, invocation antique. À travers les lexiques rares (andrinople, saphènes, ravenelle, hyménées), l’auteure convoque un monde où les mots eux-mêmes ont conservé leur pouvoir magique, leur capacité à faire exister une réalité autre, chargée de symboles.
Elle est dans la lignée des Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé qui opposaient un autre monde, idéal, au monde réel, trivial :
“A l’abri de nos paupières / Sous l’herbe bleue vit l’autre monde/ Ces âmes ont des percées qui bombent le sol/ Mais nous ignorons superbement leur rumeur/../” (p8)
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III. Fusion, perte, mystique : un amour déchiré et total
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Le sentiment amoureux, dans ce recueil, est omniprésent : à la fois fusionnel, carnassier, cosmique, cruel. Il passe par le désir de se fondre dans l’autre, de l’habiter, de s’y dissoudre ou d’y renaître.
Si cette tension érotique est puissante, elle se déplace selon un axe clairement genré : le désir est orienté vers le féminin. Aussi bien dans ses formes les plus tendres que dans ses versants plus mystiques. Le corps féminin est magnifié, recherché, habité : les scènes d’amour explicites ou métaphoriques traduisent cette attirance intense, sensuelle, parfois mystique (verticale, dans une fusion dans le Tout) pour une altérité féminine. Ce n’est pas nécessairement un amour lesbien revendiqué – plutôt une sorte de quête d’un lien d’être dans la peau d’une autre femme, un désir de fusion qui passe par l’absorption, la circulation, l’émoi ou le tremblement partagé.
“Et nous plongeons à la loupe dans les graines bleues/ Tout au fond de l’eau de la femme” (p10)
“La chaleur nous mêle ; tu es exquise” (p 27)
Mais cette tendresse est toujours menacée par le retrait, la disparition, l’ombre :
« Aucun sourire n’est plus cruel que le tien / qui tire mes lèvres » (p84)
« Mon âme, je te regarde partir » (p88)
Il y a ici une mélancolie sourde, une façon d’évoquer la relation comme lieu de mue et de blessure. L’autre est à la fois refuge, mystère et menace.
Mais l’amour ne disparaît pas : il se mue en énergie de parole, en promesse de retour, en « hublot de lumière ».
Dans un poème marquant, la présence masculine apparaît non pas comme lieu de désir, mais comme élément intrusif, dangereux, imposé dans une scène où le corps de l’énonciatrice semble violé dans sa texture même. Cette scène contraste fortement avec la constante attraction présente ailleurs pour le corps féminin, qui est souvent idéalisé, habité, célébré, caressé en pensée ou en rêve. On retrouve dans plusieurs poèmes une défiance, voire une douleur liée à la présence du masculin.
“Je ne peux plus écrire,/ Il m’a mangé le coeur/ Je ne peux plus rire / Il m’a crevé la tête. / Il se goinfre de mes frémissements de bête blessée ; / Plastronne quand je me distords.” (p80)
Il y a une peur de la perte de soi, une peur d’être ‘pillée’ par le masculin.
“Nos mains fouissent,/ Elles agrippent les encres du sol./ Nous toisons les voleurs.” (p30)
L’amour ici semble nettement genré, du côté femme/femme, et parfois la relation finit par vouloir dépasser toute dualité pour s’incarner dans une forme de dissolution dans l’autre.
“Laisse-moi chanter à l’intérieur de ton corps,/ Infiltrer tes canaux.” (p72)
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IV. Un lexique rare, musical, précis et archaïque
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Ecriture d’une grande exigence lexicale, notre français “soutenu” sort bien renforcé de cette lecture ! Des mots rares ou savants se mêlent à des termes corporels et sensoriels :
- épithalames, hyménées, squames, aiguail, andrinople, saphènes, barbicelle, filoplume, inflorescences, cymes, calame, enferré, ravenelle, cascatelle, loam, parclose, gobelotter, irien …etc.
Ce vocabulaire n’est jamais gratuit : il s’enracine dans une forme de pensée incarnée, archaïque, pré-logique parfois, où le mot résonne d’une charge étrange. Il faut souvent l’accepter sans tout comprendre, comme on pénètre un rite ou un rêve.
Cette langue est aussi musicale : les allitérations, les rejets, les répétitions de sons et de rythmes donnent au poème une portée incantatoire :
« Echevelée, heureuse comme un chien / Elle retrouve sa pigmentation naturelle. » (p99)
On est parfois proche du chant, parfois du murmure, parfois du cri. Toujours avec une puissance sensorielle très marquée.
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V. Une poésie de l’entre-deux : entre dépouillement et oraison, entre cri et rituel
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En alliant parfois une grande simplicité (« Touche-moi juste l’épaule et je/ T’épouserai… » p85) avec cette densité lexicale et métaphorique rare, le recueil prend une voix singulière.
Cette poésie cherche à faire surgir quelque chose d’autre que la compréhension, quelque chose comme un impact sensoriel, un effet d’image, une impression de passage. Son pouvoir d’évocation est extraordinaire. Elle peut rappeler l’Henri Michaux de Meidosems, ou d’autres textes de lui par exemple La nuit remue pour la corporeité en extension, à quelques éclats de René Char dans Feuillets d’Hypnos, à Jules Supervielle qui invoque les puissances telluriques dans certains poèmes de Naissances.
La référence au mythe est souterraine : elle n’est pas didactique mais vibratoire. Le recueil convoque la naissance, la guerre, la blessure, l’enfantement, la transe, sans jamais les nommer comme tels.
On pourrait dire qu’il s’agit d’une poésie pré-narrative et pré-analytique, comme un retour à la pensée magique, le tout dans une langue ciselée et exigeante.
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Conclusion : un recueil viscéral, mystique, féminin pluriel
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Un air d’éternité défaite n’est pas un recueil qu’on survole. Il demande de s’y plonger. Il mérite plusieurs lectures, au calme, plutôt à voix haute, tant son souffle est sonore.
C’est une poésie qui s’adresse à notre côté sauvage, au corps sensible, au lecteur acceptant de se perdre. Ce recueil est de ceux qu’on lit, d’une certaine façon, avec le corps tant il est invoqué.
On en ressort marqué, troublé, finalement reconnaissant. Ce qu’on ne comprenait pas devient une question qui nous habite. C’est une poésie qui ouvre, qui relie, qui embrasse. Et qui laisse un “hublot de lumière”(p114), dans la dernière ligne du dernier poème, dans le cri final.
Elia Jalonde déploie une voix forte, mystique et terrestre, sensuelle et sauvage, dont le souffle reste longtemps en nous. Elle rappelle que le poème n’est pas un commentaire sur le monde ou sur la vie – la nôtre ou celle d’autrui- mais une expérience. Et celle-ci, sans aucun doute, est inoubliable.
Christian GHIOTTI
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Les auteurs
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Elia Jalonde :
exerce dans le domaine de la santé, elle vit dans les Hauts-de-Seine. Elle écrit de la poésie depuis 2006. Son écriture est influencée par ses autres pratiques artistiques, qui sont principalement le chant lyrique et la peinture.
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Christian Ghiotti :
66 ans, est psychologue clinicien, il vit entre Paris et le Berry. A publié : Chroniques de l’antépénultième, un recueil d’une quarantaine d’années de poésie à La lucarne des écrivains (mai 2024) et un recueil de nouvelles, Heureux les escargots, chez Prem’Edit, en 2019, sous son anagramme Nashtir Togitichi. Sous ce même pseudo, A participé au Collectif Rimbaud et moi, aux éditions du Pont de l’Europe (automne 2020), a écrit dans la revue Contrelittérature et a participé à la relance (journal papier deux exemplaires et blog) du journal d’écologie radicale, La Gueule Ouverte.