Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem.) a depuis peu  entamé une Conversation littéraire au long cours avec le poète-traducteur-essayiste Jacques DARRAS. Tous deux ont choisi de confier de larges extraits de cet entretien aux « Mots de la Semaine » d’Embarquement poétique – après le 1er extrait, voici le deuxième épisode. (à suivre !)

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Jacques DARRAS — L’envie m’est venue, au plus fort de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine mais aussi de la riposte disproportionnée d’Israël à l’affreux carnage perpétré par le Hamas, le 7 octobre, de poser des jalons personnels de réflexion. Avec le poème. Par le poème. Comme une sorte de réaction à l’horreur quotidienne telle que relayée et d’ailleurs lucidement analysée par la chaîne en continu LCI (Brunet, Rochebin, Pujadas etc. ses journalistes). J’avais réellement honte, comme beaucoup d’entre nous j’imagine, de ne pouvoir atteindre les médias par ma parole, sinon d’expert, du moins de poète témoin. Dès Février 2022, sitôt l’entrée des troupes en Ukraine, j’avais envoyé une tribune indignée au journal Le Monde qu’ils eurent la bonté de publier sur leur blog, à défaut des pages du journal lui-même. Je composai dans la foulée l’équivalent de 400 quatrains « offensifs », que je laissai reposer quelque temps, avant de n’en conserver que 217. Ce sont ceux-là même, qu’après hésitation, j’ai décidé de distiller sur Facebook à raison de deux par mois. Ce qui fait un total de neuf années, si je calcule bien. En espérant que j’y serai toujours alors —un pari ! Leur thème majeur est la liberté face à la tyrannie. Le thème secondaire concerne la sagesse que j’aurais accumulée au soir de la vie. Je n’ai de sagesse, en vérité, que contrainte par l’âge, ma fougue protestataire demeure intacte. D’ailleurs je déteste  d’autant plus la tyrannie que je discerne son ombre en moi, comme en tout être masculin. Qu’un tyran puisse envoyer à la mort des centaines de milliers de jeunes hommes par soif de sang —lui dirait de sens— me révulse. Moi qui suis né à la veille même de la seconde Guerre Mondiale et qui nous croyais, en Europe, définitivement protégés, assiste, effondré, au retour cyclique de la violence. Nous régressons, nous n’avançons plus, nos récents siècles de progrès s’abîment dans la barbarie. Osera-t-on me reprocher que mon art poétique régresserait lui aussi ? En venir au quatrain pour un poète habitué aux grandes laisses, à la course du verset, n’est-il pas signe de régression, en effet ? J’ai, il y a très longtemps, commencé par imiter les formes classiques (alexandrin, octosyllabe etc.) avant de passer ensuite, d’abord par nécessité puis par goût, à la prosodie accentuelle de la langue anglaise, revenant enfin de ce côté-ci de l’Atlantique avec la ferme intention d’adapter notre  « vieil alexandrin » à l’effacement de la rime par le dynamisme du vers lui-même. J’ai donc introduit en contrebande le vers blanc (blank verse) décorsetant la tyrannie des « e » muets tels que codifiés par mon compatriote picard Jean Racine. De Petite somme sonnante (Mihaly, 1998) à Quatre à quatre vers le Nord (Cours toujours, 2022) en passant par le numéro 55 de la revue In’hui intitulé Invisibilité du vers blanc * (Le Cri, Bruxelles, 2000) j’ai dérimé et blanchi l’alexandrin, lui laissant tout à la fois régularité et liberté. À Tokyo  je me souviens avoir véhémentement soutenu face à un aréopage de poètes japonais que notre quatrain valait bien leur haïku. Comprenez, en somme, que je m’adapte à ma manière au siècle des tweets, réagissant en direct à l’actualité tout en préservant un lien filial à nos mœurs versificatrices anciennes. Enfin, la décision de publier ces quatrains à fréquence régulière plusieurs années durant, est un pacte que je passe avec l’infidélité du temps à mon égard.

Jacques DARRAS— Le règne humain me suffit amplement, Murielle. J’imagine qu’une réincarnation en jeune enfant du bidonville de Soweto ou en soldat de première ligne sur le front de la guerre en Ukraine serait tout aussi vraisemblable que le cas que vous évoquez et sans doute moins exotique. J’aime les animaux, tous les animaux, sans en distinguer aucun plus particulièrement. Ce sont de bons « clients » de nos « fictions », nos fables et je vais vous faire cette confidence un peu naïve : toute mon enfance aura été bercée par la lecture des Albums du Père Castor, le seul fait de les évoquer à l’instant devant vous me reconduisant à l’enchantement initial. Je me souviens comme si c’était hier de Plouf ! le canard sauvage, de Froux le lièvre, de Brun l’Ours etc. Je m’en souviens d’autant que je vivais alors dans un village picard, au contact des fermes, dans la proximité de la traite du lait, de la ponte des œufs, du harnachement des chevaux de labour etc. La littérature que je lisais avait sa réplique directe dans la réalité de tous les jours. L’apprenti chasseur que je serais bientôt (inoffensif, je vous rassure !) arpentait déjà, à ses moments de liberté, la plaine dans toute son ouverture, œil et oreilles rivés à la terre et ses couples de perdreaux au vol rasant les fanes de betteraves avant de s’élever par-dessus les bois comme aux lièvres déboulant à mes pieds du creux d’un sillon. Pas de bande dessinée pour moi, pas de Tintin, l’urbain du monde moderne, pas de Tarzan non plus comme ces petits livres de poche souples aux illustrations en noir et blanc que mes camarades glissaient entre deux cahiers dans leur cartable. Les singes, les vrais, j’allais plutôt les voir au zoo de Vincennes, caracolant sur leurs rochers, macaques et cynocéphales, fasciné par leurs facéties.

De même pour les félins. Je n’imaginais même pas de m’identifier à eux, aucun d’eux, ils étaient pour ainsi dire la vitalité à l’état pur, l’explosion de la vie dans sa forme d’origine, je venais prendre auprès d’eux des leçons gratuites d’énergie mais aussi de souplesse, d’allure déliée, de beauté pour tout dire. Là, devant nous, il y avait la beauté de la création, l’Arche sans le Déluge. Nous avions en commun la vie, c’était déjà beaucoup. Leur indéniable singularité les renvoyait cependant chacun à son espèce comme s’ils étaient des fragments d’un tout dont seuls nos esprits avaient le pouvoir de les rassembler, de les unifier… Ils nous échappaient mais nous les contenions, les retenions chacun dans ses différences. Bientôt d’ailleurs les zoos le céderaient aux parcs et aux réserves, nous libérant nous-mêmes de nos captivités mutuelles. I

ll m’arriva un jour que je m’aventurais au-delà du Saint-Laurent, au nord de la ville de Québec, de me retrouver nez à nez avec un orignal, un élan, moi le forestier d’occasion, lui l’habitant du lieu. Courtoisie réciproque, très vite nous nous ignorâmes, chacun suivant son but. Je n’ai rien à dire d’autre sur notre rencontre quoique j’eusse pu inventer une fable à partir d’elle. Dirai-je que j’avais d’autres chats à fouetter ? On ne fouette pas les chats ! J’en connais un, celui du voisin d’en face qui s’échappe de chez lui pour squatter notre jardin. C’est un épicurien, savant en places d’ombre et de soleil, à qui il arrive même de sauter sur le toit de ma voiture, les journées chaudes, pour bénéficier de la chaleur du métal. S’il continue —il me provoque de toute évidence— je le transformerai en fable. Pour l’instant nous dialoguons muettement, curiosité à curiosité. La métempsychose est une très belle fiction, voyez-vous, qui nous permet, comme chaque fois, de sauter par-dessus l’abîme d’inconnaissance qui nous sépare de l’après-vie. Mais avec mon compatriote picard La Fontaine je reste à jamais un fervent lecteur de fables de toute nature « Si Peau d’âne m’était contée, j’y prendrais un plaisir extrême… »

Jacques DARRASJe suis un incurable optimiste. Telle est, j’en suis bien conscient, ma limite. La limite de ma crédibilité et peut-être même de ma crédulité. J’ai lu avidement Nietzsche, à l’adolescence. J’ai essayé de comprendre sa « religion » esthétique —au sens de sentiments et sensations— du retour du même. Je ne sais si j’y suis parvenu. J’ai cependant aimé son amour de la danse dionysienne sans éprouver moi-même besoin de la théoriser. La poésie avec le rythme me suffisait. Me suffit. J’ai méfiance générale des dogmatismes. Comme l’Univers entier, je nous sens en suspension, en suspens, donc en instance d’une épiphanie qui serait absolue, mais qui, pour quelque raison insondable nous échappe. Cela ne suffit pas à me décourager. J’ai vécu, je vis encore des tragédies individuelles autour de moi. Je ne sais d’ailleurs pas jusqu’à quel degré je n’en serais pas coupable. Des êtres chers m’ont approché et se sont brisés. Suis-je en rien responsable de leur déchéance, de leur brisure ? Je ne suis pas loin de le croire, quelquefois. Je ne suis pas loin de trouver mon affirmation de vie trop brutale, trop totalitaire, trop absolue. Problèmes cardiaques ou pas, j’affirme toujours ma bonne santé ou plutôt mon désir de survie. Est-ce bien raisonnable ? Je n’en suis pas convaincu. Cependant, dans un monde qui semble se complaire aussi sordidement dans les tragédies, généralement générées par les égoïsmes politiques de quelques individus, pays ou religions, je maintiens une attitude délibérée de non complaisance, voire d’incompréhension. Qu’est-ce qui oblige la Russie, par exemple, à se montrer aussi obstinément cruelle sinon une volonté de puissance, partant une assomption de tragédie ? Qu’est-ce que cette vieille vision hégélienne de l’accomplissement des sujets dans et par l’Histoire a encore affaire avec nous aujourd’hui ? Les dogmatiques sont toujours en retard d’un dogme, d’une religion, d’une idéologie. Ils tuent pour avoir raison à leurs propres yeux. Ils mettent leur lucidité au service de leur aveuglement. Des monstres, finalement. Donc, pas d’optimisme béat, de ma part, quant à l’état général du monde. Je crois même que la tragédie a toujours été vécue, chez les peuples antiques comme chez les barbares de tous les temps comme preuve unique de vérité. Tuer c’est vérifier la vérité de ce à quoi l’on croit. Jésus n’a pas été tué par hasard. Que son sacrifice se soit transmis, de siècle en siècle, jusqu’à nous est la preuve de son ambiguïté —Dieu tout à la fois de l’amour et de la mort. J’ai  toutefois conscience, au moment même où je vous réponds, que nous sommes à Pâques, à peine trois jours avant le Vendredi saint. Est-ce bien le moment de l’audace dans la réflexion ? Je me tairai. Par prudence ? Par sentiment que tous nous dépasse le mystère. Par sentiment qu’aucune explication jamais ne nous est donnée. Par croyance têtue que je n’ai que mon propre optimisme en lequel avoir foi, jusqu’au cœur le plus sombre de la tragédie.

Jacques DARRASLa référence à René Girard est récemment apparue avec l’élection américaine de Trump, en lien avec les idéologues ayant approuvé et facilité son élection. Je pense à particulier à J.D. Vance, le Vice-Président, que les journaux ont présenté comme un esprit structuré, par contraste, j’imagine, avec la versatilité du Président lui-même, dont on ne voit pas souvent, en effet, la cohérence des projets ou des décisions. On a donc rapporté que JD Vance aurait été impressionné par une conférence de René Girard lorsque lui-même était étudiant à Yale. À vrai dire, son contact avec la philosophie de Girard fut imputable à l’un de ses amis, nommé Peter Thiel, entrepreneur ayant créé le service financier PayPal et financé par la suite la campagne de Vance au poste de sénateur. Thiel avait été l’étudiant du philosophe français à l’université de Stanford en Californie et fut l’un des diffuseurs les plus actifs de sa pensée. Je note également que Thiel, germano-américain né à Francfort, passé par l’Afrique du Sud dans son enfance voyageuse, aura rejoint un autre sud-africain, Elon Musk, dans une  entreprise commune (fusion en 2000 de PayPal avec X.com d’Elon Musk) avant de devenir l’un des premiers investisseurs dans Facebook. On découvre ainsi peu à peu l’étroit réseau maillant GAFAM, monnaies cryptées, communautés libertariennes et pensée conservatrice d’obédience catholique entourant l’étrange personnalité de l’entrepreneur immobilier Donald Trump. Nous Européens ouvrons à peine les yeux sur cette improbable mixture si fondamentalement, si baroquement américaine. Si déstabilisante aussi. Où donc s’insère la pensée de René Girard dans ce tableau, demanderez-vous ? Je n’en suis pas tout à fait sûr. Il semble que ce soit l’une de ses dernières réflexions sur la violence qui ait retenu ce petit monde américain, à savoir un entretien avec le philosophe français Benoit Chantre à propos de Clausewitz,  le  penseur allemand de la guerre (Achever Clausewitz 2007). Dans un monde de « conflits» gémellaires entre humains, générateurs de violence absolue —autrement dit de conflits mimétiques pour le seul et même objet de désir, selon Girard— l’humanité semble aller vers un surenchérissement des violences la conduisant vers l’Apocalypse. Soit une vision totalement pessimiste de la réalité sans autre possibilité de protection ni de salut qu’un strict conservatisme religieux, gage de stabilité, de prospérité et d’inventivité. C’est là sans doute qu’intervient Donald Trump avec sa manière « naïve » de prétendre remplacer la violence par le commerce, la guerre par la paix, en rompant la gémellité du désir mimétique. De là, sans doute, notre difficulté à entendre, nous autres Européens qui sommes demeurés dans une vision dialectique hégélienne de la violence dans l’Histoire, ce surprenant « pacifisme ». Disant cela, j’essaie de m’expliquer à moi-même ma surprise totale devant le revirement américain vis-à-vis de la Russie, notre ancien ennemi de la Guerre Froide, et mon scepticisme absolu à l’idée que Poutine puisse épouser un jour cette vision chrétienne girardienne, c’est-à-dire convertir sa violence totalement apocalyptique en pitié soudaine pour la victime innocente et en désir de paix. Que de temps perdu, se dit-on, quelle illusion que puisse jamais exister de gémellité des « innocences » comme il s’en produit pour la « violence » ! Cela dit, on fait trop facilement abstraction de l’utopisme américain originel, fondé sur une vision idéale de communautés sans conflit. À sa façon moderne, le libertarianisme d’un Peter Thiel reproduit l’entreprise des Pères Fondateurs. Serait-ce d’ailleurs là l’origine de la haine de l’Amérique envers le modèle européen contemporain pour ce que ce dernier semble avoir définitivement surmonté- ses conflits mimétiques (nationalistes) intérieurs pour parvenir à un équilibre fédérateur fragile, certes, donc vulnérable, mais infiniment plus prometteur à long terme. Je suis l’un de ceux qui estiment qu’il est grand temps que l’Europe prenne conscience de la singularité absolue de son modèle face au durcissement des vieux empires, dont on semble trop facilement se résigner à ce qu’ils se reconstituent. Il convient pour cela urgemment que l’Europe se défende, qu’elle coordonne ses armées. Nous sommes loin de la poésie, me direz-vous Murielle ? Oui mais la poésie, selon moi, doit se soucier de la société et du monde extérieur, ce que, reconnaissez, elle ne fait plus depuis longtemps en Europe. Depuis Victor Hugo, osons le dire. Pourquoi ? Parce qu’il y eut, il y a quatre-vingts ans, tout à la fois la Résistance et « L’honneur des Poètes », suivie presque aussitôt par leur « Déshonneur ». Ou si vous préférez : il y eut la double figure d’Aragon le résistant et d’Aragon le diffuseur du stalinisme. Cette histoire mériterait réflexion n’est-ce pas ? Sauf que personne en France, à ma connaissance, ne l’a encore écrite.

Entretien avec Jacques DARRAS–Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem.)