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Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem.) a depuis peu entamé une Conversation littéraire au long cours avec le poète-traducteur-essayiste Jacques DARRAS. Tous deux ont choisi de confier de larges extraits de cet entretien aux « Mots de la Semaine » d’Embarquement poétique qui vous propose ici le premier épisode. (à suivre !)

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MCDem — Bonjour Cher Jacques. Je vous remercie pour cette possibilité d’échanges. Je vous ai découvert en 2013 et depuis, vous lis, soulevée par votre élan créatif, sans jamais cessé de me ressourcer à votre souffle de poète, – une fidélité de lectrice partagée par tant d’autres lecteurs…

La géographie… l’espace… le voyage… Votre poésie est une piste d’envol, un embarcadère, et lorsque vous lancez le Poème, sur des hectomètres de phrases ou de vers (comme dans les tomes de La Maye), vous approfondissez l’espace, de cette profondeur évoquée par G. Genette dans Poésie et Profondeur ; vous défrayez la mise en orbite du lecteur qui, transporté par votre Poème que vous mettez en voix, est entraîné, échauffé comme les muscles s’échauffent à l’entraînement sportif. Le  lecteur irrésistiblement vous suit et votre élan va crescendo, s’accélère sur la piste d’envol, jusqu’à décoller. D’ailleurs, il arrive que même l’estrade s’en émeuve (comme celle de la Bibliothèque Aragon à Amiens où, réinterprétant les Gilles avec Jacques Bonnaffé, l’estrade avait tremblé sous les pas inspirés de votre performance…). D’ailleurs, vous martelez le sol lorsque vous vivez et faites vivre votre Poème, quand vous faites vivre au lecteur cette résonance des vibrations, ce corps à corps immanent, concret et transcendant avec votre Poème… Il est question de porter et de donner  puissamment  de la Voix -cela peut même être assez époustouflant pour le spectateur qui vous écoute. Votre soufle est ample, le contraire du souffle court ! Il est question de l’air par la colonne d’air du Souffle ; il est question de la virtuosité et de la puissance de l’inspiration ; il est question de muscles, dans la force énergétique poétique déployée… Antoine Spire avait écrit un essai intitulé Plaisir poétique et plaisir musculaire…

Autrement dit, telle une flèche -fulgurant l’espace en une traversée sans cesse recommencée, vers une mire-palimpseste- vos poèmes traversent la tête du lecteur/auditeur/spectateur, jusqu’aux pieds. Plutôt, elle le traverse comme elle vous traverse, tel un éclair des pieds à la tête si l’on ne perd pas de vue que la marche (le talon-pointe-talon-pointe-talon …. des pieds)  motorise votre élan/votre puissance poétique….

La poésie en tant que telle, ne pensez-vous pas que sa vocation consiste pour une belle part à déclencher notre imagination, afin qu’elle voyage dans l’au-delà ?

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Jacques DARRAS — Merci à vous, chère Murielle, pour tout ce que votre longue question dit de mon poème. Il m’arrive souvent d’être lecteur de ma poésie, sur la scène, vous le savez, je me sens alors traversé par ma propre parole, comme dans un état de légère transe rythmée. Je me comparerais presque à un chaman, dans ces moments-là. Chaman picard, dirais-je en souriant. Même au naturel, dans la vie de tous les jours, dès que je perçois, proche ou lointaine, une musique, une scansion rythmique quelconque, mon corps se met de lui-même à vibrer. Cette réactivité automatique a d’ailleurs le don, quelquefois, de m’attirer les reproches de mon entourage. À leur demande je consens à mettre une sourdine à mes pulsions. Je comprends que mon comportement puisse leur paraître enfantin, indigne d’un adulte, mais je suis comme ça, je n’y peux rien. Enfant, oui, je le suis resté, mais enfant de l’Univers entier dont j’entends à chaque instant l’inouïe vibration. Il y a une musique cosmique, ou plutôt une cosmicité de la musique qui provient des ondes auxquelles, à chaque seconde, notre corps est soumis. L’univers entier vibre, se diffuse, nous alerte. Nous sommes des veilleurs de sons, des engrangeurs d’ondes lumineuses. Car la lumière est une onde, révélatrice de nos couleurs selon ses fréquences plus ou moins longues. C’est peu dire, en l’occurrence, de parler de synesthésie, puisque notre rapport à l’univers est fondé sur les ondes dont il nous in-onde. Ainsi, pour être plus explicite encore, sans vouloir vous paraître extravagant, je sens plusieurs fois par jour la terre tourner sur son axe. Je la sens qui tourne, non pas en fonction du raisonnement auquel m’invite le déclin ou le lever de la lumière mais je sens corporellement, physiquement, le manège de cette grosse boule sur laquelle nous vivons. J’entends le quasi silence de son bruit d’astre discret tournant sur lui-même. Léger vertige quelquefois. Je nous sais, je nous sens tous embarqués dans la même r-onde, sans possibilité de s’en écarter ni d’en sortir réellement. Sans autre possibilité que de l’accompagner par la danse. J’étais sérieux quand je me suis présenté à vous en inventeur du poème parlant pensant dansant, dans une de mes réponses précédentes. M’intrigue en effet, plus profondément, cette démultiplication des circularités astrales dans l’Univers. Comme Giordano Bruno en son temps, Bruno le visionnaire, Bruno l’humaniste que le Vatican fit brûler au Champ des fleurs (Campo dei fiori) à Rome. L’hérésie astrale, si j’ose dire, a heureusement fait long feu depuis. Même s’il semble que resteraient, quelque part en Amérique, deux ou trois esprits convaincus que la terre est plate. Que nous laisserons s’enfermer dans leur béat isolationnisme, leur donnant, à tout hasard, l’adresse d’un certain Christophe Colomb qui pourrait les délivrer de leur réserve. Il faut comprendre que l’ouverture maximale à quoi nous a habitués l’astrophysique contemporaine, fait tourner trop vite les têtes, les pensées. Se ferait presque  sentir le besoin d’un ralentissement. Moi l’astrophysique me passionne, la théorie de la relativité, l’espace-temps, la physique quantique, la danse conjuguée des ondes et des électrons. Au mieux de ma poésie, j’en conviens avec vous, j’espère  être parvenu à vous faire entendre les sensations que me procure cet Univers vivant, vibrant où nous avons séjour. Quel mystère, vraiment, quelle joie ! Quand je pense qu’ailleurs en Europe des hommes meurent par centaines de milliers pour l’annexion d’un lopin de terre ! Qu’ils s’occupent plutôt des galaxies !

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Jacques Roubaud avait une prédilection pour l’alexandrin. Il en a même fait une arme de guerre contre le vers libre, et un usage ironique. Mais, toute liberté prosodique préservée et sans aucune volonté de voir s’enferrer le rythme du Poème dans une formule codifiée, la Langue française, du moins dans son oralité, sa cadence, sa vivacité, son souffle, est-elle d’après vous aujourd’hui menacée, ou bien se relèvera-t-elle des défaillances de l’époque comme des querelles du temps passé (querelle des Anciens/des Modernes, querelle du vers libre contre l’alexandrin ou vice et versa de la fin du dix-neuvième siècle)… La perte substantielle de la Langue aujourd’hui avec l’appauvrissement de son lexique, de sa richesse, de sa finesse, … attestée par un niveau scolaire général en baisse ; le consumérisme d’une société de spectacle quasi-exclusivement médiatisée, etc. —cette évolution rend-elle pessimiste l’optimiste invétéré que vous êtes ?

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J’ai lu avec attention et plaisir Jacques Roubaud dans les années soixante-dix/quatre-vingt, du siècle dernier. Je l’ai connu de près, l’ai fréquenté dans les colloques ou les lectures. L’une en particulier consacrée à Ezra Pound, à Cogolin, en compagnie du poète moderniste brésilien Haroldo de Campos. J’ai beaucoup aimé le poète soucieux de troubadours, soucieux d’Occitanie, soucieux de poésie américaine contemporaine. Je fus brièvement l’ami du couple qu’il formait avec Alix Cleo la photographe à laquelle il élève une émouvante stèle dans Quelque chose noir, son livre le plus cité, je crois. Il est certain que ses réflexions sur la prosodie nous troublèrent intensément quand parut en 1978 La vieillesse d’Alexandre. Tous les poètes ou à peu près pratiquaient alors le vers libre. Sans beaucoup de réflexion, démontrait plaisamment Roubaud. Plaisamment, certes, mais avec une sorte de nostalgie inavouée pour les années Aragon, qu’il fallait décrypter soi-même car le poète ne s’étendait pas sur sa propre « dépendance » ancienne au vers aragonien. Une brutale secousse sismique, donc, Roubaud, réplique de celle du Mécrit de Denis Roche, six ans plus tôt, qu’avait à l’évidence séduit la poésie typographique de l’Américain E.E Cummings dont il introduisait le lettrisme dans ses propres poèmes. Nous les plus ou moins jeunes poètes assistions à une véritable crise de « formalisme », en phase avec l’obsession linguistique de l’époque. Le langage tremblait sous nos doigts, les touches de nos claviers se grippaient, nos vers libres se sentaient mal. Dans mon cas, mon démarrage tardif en poésie, retardé par mon apprentissage de la langue anglaise, m’empêcha de succomber à toutes ces modes, ces marottes. Dans les mêmes années je m’appliquai à reproduire des prosodies, des mesures quantifiées et variables, comme un artisan s’applique à reproduire d’anciens schémas. La littérature classique latine liée au décasyllabe naturel de la poésie anglaise m’imposaient un rythme dont je devais tenir compte. C’est ce qui me fit tenir tête au réveil de l’alexandrin par Roubaud, craignant une retombée vers l’arrière, tout en appréciant les essais de William Cliff et de Jacques Réda. Deux formes s’imposèrent alors à moi. D’une part l’alexandrin blanc que j’emploie dans Avance à l’allumage sur moteur de marque alexandrine classique (L’indiscipline de l’eau, 2016) et d’autre part l’octosyllabe médiéval arrageois dont j’ai usé dans Le petit affluent de la Maye. Autobiographie de l’espèce humaine (2016) sur la longueur de 5120 vers. Je crois avoir par ailleurs inventé le Poème parlé marché  (Moi j’aime la Belgique !) et Le Poème parlant pensant dansant (Je m’approche de la fin.) Voilà pour mes contributions originales à la prosodie du vers français, ayant pratiqué par ailleurs toutes les mesures classiques avant moi. Polyphoniste de la prosodie, en somme.
Maintenant jugerai-je l’état de la langue française à l’heure où nous sommes ? Au moins suis-je protégé par mon métier d’angliciste contre son affligeante tendance à mimer l’anglais. Il faut croire que nous, anglicistes, avons totalement échoué à maintenir les deux langues sur leurs rives respectives. La traduction, en ce sens, a ses vertus. Qu’en sera-t-il lorsque l’intelligence artificielle nous outillera de traductions immédiates, en temps réel ? Écrirons-nous encore autrement qu’en tweets ? Je ne saurais répondre. Je n’ai jamais cru que le pire était devant nous et le meilleur derrière.

Jacques DARRAS http://www.jacquesdarras.com/ & Murielle COMPERE-DEMARCY, février-mars 2025