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trad. Marilyne Bertoncini
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Quand je pense à la parole poétique, je fais référence à la parole qui est dite, qui est chantée, qui est écoutée et pas seulement lue.
Depuis toujours – dans mon parcours artistique – la voix, le son et la sonorité ont été des éléments fondateurs, constitutifs de la pratique de l’action « orante », « énonçante », parlante, pour laquelle le Dire est acte.
Acte de parler. Acte puissant, magnifique, incantatoire. Acte qui s’est toujours situé entre l’écriture et l’écoute, toutes deux s’interpénétrant.
Et ce dire tout sonore, charnu, fait d’ondes, d’énergie, de résonances, de réfractions, de reflets, engage une communauté temporaire d’auditeurs à laquelle il s’adresse, orientant ce « vocare » (littéralement appeler, nommer, en gardant à l’esprit la racine « vox » – et les différentes déclinaisons possibles, fertiles, prolifiques, que le terme lui-même suggère) vers une attention, vers une sollicitude précieuse et nécessaire.
C’est-à dire à ce qui en latin ancien était défini par le terme cura.
Prendre soin de ce bien – dire, signifie prendre soin de celui qui écoutera cette parole autant que de celui qui dira ce bien – dire.
Je crois aussi que ce dire est déjà présent dans mon écriture, comme si dans mes vers était déjà présente une sorte de disposition « orale » et musicale.
Cette disposition à « dire » – et je rapporterai ici quelques réflexions spécifiques de la poétesse Ida Travi – arrive comme un écho lointain ; aussi comme – c’est moi qui l’ajoute – une mémoire totalement sonore/musicale : il s’agit de restituer par la voix, le « sortir » de la bouche, en abandonnant ce que la main et l’œil tiennent fermement à l’écrit ; il s’agit de ramener à la voix ce qui est inévitablement l’œuvre de la main” [1].
En accord avec ce qu’affirme Ida Travi : lorsque nous faisons référence à la disposition orale, nous entendons celle-ci comme inhérente à la structure logique et syntaxique du processus de la composition : la simple lecture d’un texte à haute voix n’est pas de l’oralité. De même que n’est pas simplement oralité le fait de prononcer une juxtaposition de mots ou de les répéter à voix haute. Chez certains poètes, on sent une intention vocale a priori. Et c’est pour cela qu’on sent qu’un texte semble avoir été écrit pour être dit.
Avec la transmission orale d’un texte, il s’agit de réactiver un nouveau système ancien de relations. Pour faire de chaque poème un corps vivant, il faut se faire entendre, avec sa propre voix. Il faut « résonner ».
C’est ainsi : dans ce type de poésie, où résonne un écho – de quelque chose de déjà dit ou de déjà écrit (et ici les mots précieux de la poétesse Mariangela Gualtieri viennent à la rescousse : « dans la voix fondamentale des bibliothèques antiques. Et de tous les chants » [2]) – quelque chose s’accomplit, quelque chose se produit, et peut-être le vers lui-même.
Ce qui survient. La survenance de l’événement : un terme qui m’est cher et qui guide nombre de mes ateliers théâtre/poésie. Entre « celui qui dit » et « celui qui écoute ». Quelque chose qui se crée et qui devient. Et qui le fait en direction d’un autre être. Atteindre l’autre à travers le mot « en-voix ». Au détriment, parfois, du sens ou de la signification du mot lui-même.
Nous avons besoin d’être écoutés. Tellement. Faire écoute désigne pour moi une pratique comprise comme un acte participatif. Acte dans lequel le partage momentané d’une multitude de corps proches est investi par cette onde non seulement à travers l’oreille, mais aussi à travers la peau, les sens et tous les organes. Pour révéler un moment dans lequel on se trouve, de fait, dans une communauté. Ensemble. Dans un lien reconnu.
« Comme les humains se maintiennent ensemble au cœur du son de mots étranges » affirme encore Mariangela Gualtieri [3].
C’est pourquoi prendre soin du dire est aussi nécessaire et précieux qu’écrire, lire écouter des vers.
Surtout si ce dire implique, comme je l’ai déjà évoqué, un partage, une communauté.
C’est en ce sens que j’ai compris le terme de care– soin pour l’action poétique tirée de mon texte « La Piscina Probatica » – et que j’ai présentée comme une performance publique en diverses occasions artistiques.
Les paroles de l’Évangile de Jean (5,2-9) définissent bien le sens de ce soin :
… un ange en effet descendait à un certain moment dans la piscine, et agitait l’eau. Le premier qui entrait après que l’eau eut été agitée était guéri de sa maladie quelle qu’elle fût…
Oui, pour moi, la manifestation de l’ange et l’agitation des eaux sont l’équivalent de la parole poétique « énonçante, parlante » à travers les voix, les sons et les corps : des paroles dans lesquelles s’immerger qui deviennent véritablement un bénéfice, une sollicitude pour ceux qui les écoutent mais aussi pour ceux qui les chantent, les disent – en somme, une béné-diction.
C’est pour cela que l’acte de parler poétique est un geste corporel et physique. Le dire en tant qu’acte a, par exemple, sa caractéristique première dans l’appareil phonateur et respiratoire, c’est-à-dire qu’il réside dans notre corps physique et se génère à partir de lui. C’est un acte qui implique le corps : un corps qui tient et contient.
Le corps est à l’intérieur de la parole, il ne peut pas ne pas y être. Mariangela Gualtieri affirme également dans son « Incanto fonico, l’arte di dire la poesia » (elle qui dans ses rituels sonores s’engage toujours avec sa voix et le met en résonance grâce à la technologie « sacrée » de l’amplification) :
« la langue touche le palais et se détache, produisant un son énorme. La salive crisse. Un souffle minimal devient un air immense qui gronde. C’est un corps qui veut être là, à l’intérieur du monde. [4]
Je propose quelques-uns de mes vers, tirés de Ubicazione ignota, (Editrice de Fedelo, Parme, 2015) :
Je vous offre, par bouchées, une chanson rugueuse
une durée indistincte de promiscuité de voisinage,
une bagarre bénie d’anges dans l’antre de cette bouche,
des mots, un plat de résistance.
Ainsi la bouche est-elle notre seuil, notre passage. Notre bouche, moyen de nourriture « descendant, à l’intérieur » mais aussi autre nourriture, engrais, fertilité, fécondité, « sortant, au dehors » ; grâce à elle aussi la voix, et les organes frères ; vers, chant, son qui surgit, jaillit et relie, qui tisse et coud vers autre chose et vers autrui. Dans un événement, au-delà du vers lui-même.
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* Cet écrit fait partie d’un discours prononcé lors de la conférence « Les mots qui guérissent : langage poétique entre soin, culture et prévention » organisée par l’Autorité sanitaire locale de Ferrare, Autorité hospitalière universitaire de Ferrare, le 27 septembre 2024 à l’Aula Magna Arcispedale di Cona à Ferrare.
publication originale sur la revue de philosophie en ligne Kasparhauser
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Notes
[1] Ida Travi, L’aspect oral de la poésie, Moretti & Vitali, Bergame, 2007, pp. 47-51
[2] Mariangela Gualtieri, L’enchantement phonique, Einaudi, Turin, 2022, p. 68
[3] Mariangela Gualtieri, L’enchantement phonique, Einaudi, Turin, 2022, p. 7
[4] Mariangela Gualtieri, L’enchantement phonique, Einaudi, Turin, 2022, p. 110
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L’auteur
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Adriano Engelbrecht est né en Allemagne en 1967 et vit à Parme. Poète, artiste, musicien, acteur, il a publié plusieurs recueils de poésie, dont le plus récent en 2023, Tramontanza, aux éditions Diabasis). Ses poèmes sont traduits en plusieurs langues.
Une partie de sa production poétique, après un long et complexe parcours de recherche entre le vers et la représentation théâtrale, s’est concrétisée dans l’installation/exposition et la forme sonore, en étudiant la relation entre la parole, le signe visuel et la composition musicale.
Son travail a été présenté dans de nombreux théâtres, musées, galeries et festivals, dont ParmaPoesia, Ricercare – Reggio Emilia -, GenovaPoesia, Natura Dèi Teatri/Lenz Fondazione, Ermocolle, Bolognainlettere.