.
traduction : Marilyne Bertoncini
.
Dans la poésie de Daniele Beghè, un ego quin’est jamais autoréférentiel privilégie un regard orienté vers le quotidien : celui d’une vie urbaine aliénante dans la pesanteur d’un travail précaire, parmi des routes embrouillées qui se dénouent et se défont en virages et lignes droites ; des places bondées ; des voitures et des camions qui vont et viennent.
Pourtant, dans ce monde convulsif il y a aussi des lieux réels et métaphoriques – les chicanes – qui imposent de la lenteur, et des personnes et des objets chargés de souvenirs qui nous font découvrir autre chose, et d’une bien autre valeur. Parlant aujourd’hui et d’aujourd’hui, du contemporain technologique et multimédia, de l’au-delà saturé de choses, la poésie de Beghè ramène à ‘humain
qui est élan éthique malgré tout.
Beghè observe tout pour connaître, se souvient pour ressentir et réorganiser : le choix de la vérité impose des hiérarchies. Le texte s’articule sur des rythmes tranquilles, prêts à déboucher naturellement sur des proses plus étendues : pas des proses poétiques, mais de brefs chapitres, des fragments de vie et de passé, ainsi qu’ils réapparaissent et sont disponibles dans la conscience de l’auteur selon son intime besoin de savoir. Dans une réalité devenue hypertrophiée et qui court et
traverse les jours, le poète nous pousse à regarder toujours plus loin, vers un horizon métaphysique.
Oui. La poésie est la « bête calme » qui résonne en nous et rappelle les vérités dont nous avons besoin : prescience des mots qui disent notre vie humaine avant qu’elle n’arrive, parce que déjà arrivée.
Daniela Marceschi (4ème de couverture)
.
3 poèmes extraits du recueil intitulé Chicane*
.
.
Dettatura del sangue
.
Sono versi scritti sotto dettatura
del sangue. Il lupo infierisce,
non sottilizza, si prende pure
gli studenti in alternanza. È
il mercato bruttezza, che lo stato
silente, impotente, connivente,
autorizza. Imbianca le pareti
con la calce il capitalismo. È magra,
annichilita, la memoria dei caduti.
Dictée de sang
.
Ces vers sont écrits sous la dictée
du sang. Le loup s’acharne,
sans marchander, il prend aussi
les étudiants en alternance. C’est
le marché hideux, que l’État
silencieux, impuissant, complice,
autorise. Il blanchit les murs
de la chaux du capitalisme. Bien mince,
anéanti, le souvenir des morts.
.
.
Vento da nord
.
Il vento che arriva da nord,
s’intrufola nella zona pedonale,
fa tremare a terra le ramaglie
potate, la falda del cappotto
striminzita fa svolazzi fra le foglie
marce. Rotolando le cartacce,
sul camminamento di pietra nera,
mi precedono. La palpebra meccanica
sulla porta a specchio inquadra
e l’ovatta dell’atrio ingurgita.
L’ascensore di vetro esegue.
Colleghi al distributore, altri
al telefono, qualcuno alza
gli occhi
dalla call, la mano in un gesto
di saluto. Mi siedo al mio posto, è tardi
per tornare indietro, apro il file
cerco di far entrare tutte le formule
nel foglio di calcolo
Vent du nord
.
Le vent venu du nord,
se faufile dans la zone piétonne,
fait frissonner à terre les branches
élaguées, le rabat du manteau
étriqué, flotte avec les feuilles
décomposées. Un tourbillon de papiers,
sur la passerelle de pierre noire,
me précède. La paupière mécanique
sur la porte miroir repère
et le molleton de l’entrée engloutit.
L’ascenseur en verre exécute.
Des collègues au distributeur, d’autres
au téléphone, quelqu’un lève
les yeux
de l’appel, la main dans un geste
de salut. Je m’assieds à ma place, il est tard
pour revenir en arrière, j’ouvre le dossier
J’essaie de faire entrer toutes les équations
dans la feuille de calcul
.
.
Chicane
.
Sul lungo rettifilo il tachimetro
continua a salire insieme alla tachicardia
del pilota. Il motore scarica
a terra tutta la riserva di potenza,
in quel punto preciso del circuito
basterebbe un cane senza guinzaglio
o un sasso sull’asfalto a buttare
fuori strada un asso del motore.
In quel punto interviene il progettista
– entità enzimatica, relè del circuito mentale –
a disegnare esse in serie, curve
strette di raggio, in contro direzione
Chicane
.
Sur la longue ligne droite, le compteur
continue de monter avec la tachycardie
du pilote. Le moteur décharge
à terre toute la puissance en réserve
en ce point précis du circuit
il suffirait d’un chien sans laisse
ou d’un gravier sur l’asphalte pour sortir
de la route un as du moteur.
C’est alors qu’intervient le concepteur
– entité enzymatique, relais du circuit mental –
pour dessiner des esses en série, des courbes
en épingle, dans la direction opposée
.
NOTE ;
*chicane – Difficulté, incident qu’on suscite dans un procès pour embrouiller l’affaire (chicaner). Querelle, contestation où l’on est de mauvaise foi. Une chicane est un dispositif installé sur une voie de circulation pour produire une série de virages artificiels. Elle est peut-être confondue avec l’écluse, un aménagement de sécurité créant un alternat de circulation
.
Daniele Beghè vit à Parme où il est né en 1963. Il a publié plusieurs recueils : l galateo dell’abbandono (2016), Quindici quadri di quartiere e altri versi (2018), Rosette (quartiere cosmico) (2021), pour lesquels il a reçu plusieurs prix .On trouve aussi ses vers dans diverses anthologies, comme 22 poeti a Parma (2018), Quarto repertorio di poesia italiana contemporanea (2020). Certains poèmes, traduits par Marilyne Bertoncini, ont aussi été publiés sur les revues Phoenix, Voix et Recours au Poème.