.

.

Les jeux de mot, jaillissant du cadre d’une rigoureuse versification en alexandrin, donnant un cadre à l’éclatement, l’explosion de la narration, c’est ce qu’on retient de la forme des spectacles d’Erwan Quesnel. Et l’émotion dans le rire, entre comique et tragique des situations, c’est ce que couvre et découvre cet habit flamboyant – la verve et le verbe au service d’un texte profondément ancré dans le vécu de son auteur/performeur, et touchant à une situation encore peu connue et mésestimée, comme la plupart des situations de « handicap », le trouble de bipolarité.

.

Erwan Quesnel est le personnage de ses spectacles – « one man shows » où la gestuelle et le débit de l’acteur nous entraîne dans une expérience aussi inoubliable qu’insolite pour la plupart d’entre nous : on plonge avec lui dans la tête et la vie du « bipoète » qu’il est : poète, performeur et bipolaire.

Le trouble bipolaire est une maladie psychique chronique avec alternance d’épisodes maniaques, d’épisodes dépressifs et de rémission. Ce trouble se manifeste par une hyperactivité, l’agitation et l’énergie débordantes, une grande communicabilité, une estime de soi démesurée ou des idées de grandeur… Des montées et descentes comme les montagnes russes – des bouffées délirantes, des tentations suicidaires… Et ça vous tombe dessus sans prévenir, sans prise en charge, sans traitement, les cycles s’accélèrent – et vous broient : vous êtes bipolaire? bienvenue en enfer !

Pour Erwan, le coup de matraque de la première crise, ce fut à 17 ans – à Cherboug, où il a étudié et passé (et repassé, pour cause de « bipo » et d’hospitalisation) le bac

J’ai dix-sept ans, mais je me leurre plus. Je peux désormais avancer. La vie s’ouvre à moi, sur le néant certes, mais elle s’ouvre quand même.

Je suis retourné par la puissance de mon nouveau savoir. Je sais… rien. Je suis le détenteur de la plus grande des connaissances. Je suis au sommet du monde du haut de mon néant !

La Complainte du bipo

Il voulait devenir prof de sports – raté. Il avait les aptitudes et l’énergie, mais les crises, ça handicape – le traitement aussi. Le théâtre qu’il découvre l’aurait bien tenté, mais on connaît les parents (choisis un métier sérieux, d’abord) : les siens sont enseignants. Tout cela, il nous le raconte dans ce premier spectacle, La Complainte du Bipo (que j’ai vu 3 fois et dont des extraits sont publiés sur Recours au poème)

Il enseigne, mais le théâtre, c’est sa vie – il suit les cours Florent, à Paris, devient comédien – mais les crises ne lui permettent pas d’intégrer une troupe de façon stable… alors, il écrit ses textes et les interprète : naissance de La Complainte en 2017.

Ce spectacle rodé à Nice, où Erwan s’installe en 2020, a été joué 70 fois, notamment au théâtre Francis Gag, à Nice; dans la mise en scène de Cédric Garoyan, mais aussi à Paris et Avignon. Il a été publié aux éditions La Barrière et fait l’objet d’un beau compte-rendu sur Littératures Portes ouvertes. Suivront deux autres spectacle : Le Rédempteur (l’histoire d’un artiste mégalo qui se prend pour un prophète et finit interné en Hôpital Psychiatrique) et le tout dernier, en 2024, L’Homme affable (ou la quête amoureuse du poète bipolaire).

Cet homme affable qui lui va comme un gant – Erwan est un interlocuteur charmant et cultivé – joue encore de l’autodérision, et raconte – notamment sous formes de fables – le parcours de combattant amoureux du comédien-poète affligé de sa bipolarité ((Erwan écrit beaucoup de fables – l’une de mes préférées s’intitule « Le lièvre et le hérisson » , le lièvre représentant sa fougue tentant de vaincre le hérisson-paquet de problèmes de son handicap). L’extrait que je vous propose n’en est pas une toutefois, mais un poème d’amour aussi tendre que cru :

.

Que j’ai eu peur de toi, que j’ai eu peur de moi ! 

Que j’ai eu peur de toi en te voyant si belle, 

Dénudée dans la nuit, antilope, gazelle ! 

Que j’ai eu peur de toi, provocante sirène, 

De ta chute de rein, de ta peau noir ébène ! 

J’aurai dû te toucher mais je ne l’ai pas fait, 

Repoussant le moment que je veux si parfait, 

Car le désir est diable et il peut s’échapper : 

Les médocs, la fatigue, une nuit arrosée. 

Que j’ai eu peur de toi, que j’ai eu peur de moi ! 

Que j’ai eu peur de moi, de ma verve sexuelle ! 

Traumatisé je suis par mon passé charnel. 

Depuis sept ans déjà que je prends des pilules, 

J’ai perdu la confiance en mon monstre éjacule. 

Le drame de ma vie, la clé de mes souffrances, 

Se résume à mon vit frustré par l’abstinence. 

D’où le cercle vicieux, les rechutes en pagaille, 

Que donnerais-je aux dieux pour un dard qui mitraille ? 

Que j’ai eu peur de toi, que j’ai eu peur de moi ! 

Que j’ai eu peur de moi et de mon impuissance 

Pourtant psychologique et sans raison, ni sens. 

Obnubilé je suis par le mot performance 

Oubliant l’essentiel qu’est le plaisir des sens. 

Oui, l’industrie du X m’a trop influencé. 

Je dois redécouvrir l’art de te caresser 

Et si je ne suis pas le grand Casanova, 

Je chercherai pour toi la voie du Nirvana. 

Ainsi me rassurant, je dis à ton étoile, 

Que nos cœurs aimeront nos âmes qui dévoilent 

Le secret des pensées grâce à la confession, 

Car sans sincérité, il n’est point de passion. 

Et malgré ta jeunesse et ta grande impatience, 

Dans tout ce que tu fais, je lis l’intelligence. 

Crois en la destinée qui nous offre une chance, 

L’amour est un enfant de la persévérance. 

 

.

Outre la représentation au théâtre de l’Eau Vive en janvier 2024, le spectacle sera donné à Grasse le 5 février 2025, dans le cadre des journées consacrées à la prévention des maladies mentales*voir en note.

Car c’est l’un des aspects les plus touchants d’Erwan : le bipoète est poète et engagé : auprès du GEM (Groupe d’Entr’aide Mutuelle qui accueille des personnes en situation de difficulté psychique), il donne des cours – efficaces, puisque Mathieu Epstein, qui fut son élève, tire aussi de son expérience des spectacles autobiographiques remarquables et touchants, (Haut-Perché, Médecine Man…) : le partage est sa vie (l’amour aussi ! il rappelle au cours de l’entretien comment lui est venu l’amour des langues, qui constituent une part importante du tissu de ses spectacles, où se côtoient allemand, espagnol, néerlandais ou italien : ces dernier appris pour séduire jadis une belle hollandaise italophone )

En ik ben erg gellukig om hier te zijn. En ik hoop dat ik een goed explicatie zal geven…

Et je suis très heureux d’être ici et j’espère que je vais vous donner une bonne explication.

Oui, du néerlandais. Vous n’êtes jamais tombé amoureux d’une Hollandaise ?

Vous êtes à Amsterdam : « Où sont les coffee shop? Où sont les coffee shop ? »

Et là, une bicyclette. Achtung ! Achtung ! Achtung ! Bon, je le fais en allemand pour la pédagogie. Je vais mettre de côté pour l’instant les langues exotiques. Attenzione ! Attenzione ! Attenzione ! Mais il est déjà trop tard et c’est l’accident. Vous vous relevez. Et qu’est-ce que vous voyez ? Un mannequin, mot d’origine hollandaise, et on le comprend : de longues jambes, un corps parfait… Eh oui, la bicyclette et voilà, vous êtes amoureux. Cent ans de malheurs !

La Complainte du Bipo

.

On le voit, il ne faut pas manquer les spectacles d’Erwan – mais on peut aussi s’inscrire aux cours qu’il donne, à la Base des Diables bleus, 29 route de Turin, de 20h30 à 23h, chaque mardi à partir du 28 janvier :

Marilyne Bertoncini

.

notes :