photo Gaelle Leroyer

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Poète québécoise, invitée le 17 avril avec Murielle Compère-Demarcy et Khaled Youssef pour leurs livres sur l’exil, Nancy Reichl Lange nous offre un extrait de son dernier recueil, Trajectoires/Traduire les lieux-tome 2, dont elle lira des passages lors de la rencontre au Bistrot Poète.

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S’enraciner ailleurs

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Halifax 1951

homme de défis et d’impossible

outilleur immigrant

l’étranger arrive

aimanté de Grand Nord

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derrière lui le fracas

l’avalanche la chute

l’océan franchi

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forêts giboyeuses

lacs prodigues

méandres et lagunes

la vie au cours imprévu

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tout à coup ma mère

cette île de rêve

étourdie d’envols

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verdeur tourbillonnante

bordée de bancs de sables

où les oiseaux sèchent leur ailes

plantés au milieu des beaux jours

croix vibrantes sur fond bleu

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lui l’athée

le mécréant

il cèdera

ses enfants seront baptisés

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Un train dans la nuit

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La nuit, chez mes grands-parents à Saint-Antoine-des-Laurentides,

j’entendais souvent siffler le train. Sa plainte mystérieuse traversait

les murs pour venir me parler de départs vers des ailleurs brumeux et

attirants. Bercée, j’imaginais des gens courant le long des rails, sautant

à bord et se cachant pour traverser des frontières dans la clandestinité.

La nuit devenait un compartiment secret, un plancher à double fond,

creux comme les murs de la maison ancestrale derrière lesquels se

trouvait un labyrinthe d’espaces vides.

Une rumeur montait vers moi, venue du rez-de-chaussée où ça jasait

tard devant une tasse de thé. Il était parfois question, dans ces

conversations, d’aventuriers et de déracinés. J’étais particulièrement

fascinée par l’histoire d’un de mes grands-oncles qui avait fui la

conscription et s’était réfugié au Yukon. Ma grand-mère, restée sans

nouvelles de lui pendant des années, avait reconnu son frère, un soir,

dans un petit documentaire sur les chercheurs d’or qui était passé à

l’écran, avant le film, au cinéma de Saint-Jérôme. « Mais c’est Bruno ! »

s’était-elle écriée dans le noir.

Les routes étaient alors, parait-il, peuplées de canadiens errants,

des jobbers qui se faisaient engager pour les travaux de ferme puis

repartaient. J’imaginais l’assiette supplémentaire qu’on mettait

toujours sur la table, chez les parents de ma grand-mère, pour le quêteux

et l’homme en guenilles qui frapperait soudain à la porte. L’idée

m’effrayait un peu mais ma grand-mère disait qu’il fallait faire preuve

de charité envers ceux qui sont davantage touchés que nous par la

misère.

Ils parlaient, en bas, en jouant aux cartes. À moitié endormie, j’écoutais

puis je glissais vers le songe. Le rêve logeait dans une vieille valise de

cuir vue dans une garde-robe chez mes parents, sur une tablette trop

haute pour moi. J’aimais croire que mon père était arrivé d’Europe

avec elle. J’imaginais sa poignée dans ma main tandis que je me

transformerais à mon tour en voyageuse. Somnolente, je me voyais

prendre la route des rails.

Deux années plus tôt, j’avais été sévèrement punie pour avoir tenté de

partir faire le tour du monde en tricycle. À présent, j’attendais mon

heure et en vue de celle-ci, je thésaurisais mes sous noirs dans ma

tirelire. Mon père était parti et je partirais aussi, comme un saumon

aimanté par la vastitude. J’étais trop jeune pour comprendre qu’il me

faudrait traverser ou survoler la mer pour avoir accès aux vieux pays

qu’il avait quittés et qu’il évoquait dans ses histoires de montagnes.

Enfant, je croyais qu’il me suffirait de suivre les rails du train du Nord

pour aboutir au royaume de la mémoire de mon père.

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Disparaître

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perdre sa culture

sa langue

.

être assimilé

parce qu’on a quitté son pays

parce qu’on l’a perdu

comme on égarerait

sa volonté

.

colonisé

délavé d’histoire

dépouillé

.

à la fin de la trajectoire

perdre la trace

d’où on est venu

.

disparaître

à bout portant

(Nancy R. Lange, Trajectoires/Traduire les lieux-tome 2)

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