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Descartes – L’énergie au service d’une nouvelle naissance de la philosophie

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            Une œuvre puissante interroge autant son époque que l’humaine condition. Les œuvres des Moralistes du XVIIe siècle en sont la preuve. Le Descartes – Le miroir aux fantômes[1] plonge de même dans les méandres contemporains de l’effondrement de la pensée, en montrant ce que ce dernier peut avoir d’intemporel.

Un parallèle éclairant est fait entre les sophistes contemporains de Socrate et Platon, et leur survivance dans les siècles qui ont suivi, autant à l’époque de Descartes qu’aux XXe et XXIe siècles : « la philosophie depuis 1945 s’est éloignée de son essence (elle a d’ailleurs congédié, ce mot : essence). […] Comparée à ses buts premiers, […] la philosophie a pris l’allure d’un champ de ruines. […] La vérité, l’essence, la transcendance, l’intériorité, la nature humaine, gisent au sol, statues brisées. Devant ce spectacle un devoir fait entendre sa voix : aux déconstructeurs de naguère, […] doivent répliquer les reconstructeurs de demain. […] Et c’est au cœur de cette exigence réparatrice que Descartes s’impose[2] ». En ce sens, cet essai, en s’appuyant sur la lignée portant les noms de Platon et Descartes, met à jour la nécessité de s’enraciner dans ce qui constituait leur socle, et leur vision de ce qui devait advenir en philosophie, pour sauver cette dernière.

            Robert Redeker prévient toutefois : il ne prône pas le simple retour aux thèses de Descartes – ce qu’il nommerait un « sot suivisme[3] ». Cet essai ne se réduit d’ailleurs nullement à une étude approfondie de l’œuvre elle-même, mais se veut une analyse de la portée historique qu’a constituée l’acte fondateur de l’auteur du Discours de la méthode, en même temps qu’un tremplin pour renouveler en profondeur la philosophie, moribonde depuis plusieurs décennies. Mais il le rappelle, « Descartes n’est ni un maître à penser, bien que les œuvres de Spinoza et de Malebranche, que l’on peut tenir pour ses petits-neveux intellectuels, prirent leur envol à partir de lui, […] ni un maître-penseur, comme le XXe siècle, dans sa folie, dans sa fabrique de monstres à visage d’intellectuels, en produisit. Un maître-penseur découpe la philosophie en slogans[4]. » De même, dans bien des domaines (telle, par exemple, mais pas seulement, la théorie des animaux-machines[5]), l’infériorité de Descartes à l’égard d’Aristote, de Thomas d’Aquin ou de Pascal est nettement signalée et ses incohérences rappelées. Son manque de « bon sens » dans l’exercice de la raison est interrogé à cet égard si bien qu’il lui est arrivé de ne pas faire preuve, parfois, de lucidité.

            En réalité, Descartes – Le miroir aux fantômes est tout autant une œuvre de combat qu’un essai d’interprétation de ce en quoi Descartes, en tant que philosophe et en tant qu’homme, peut être une inspiration, à savoir d’une part l’énergie de Descartes et d’autre part sa volonté de refonder la philosophie à partir de la quête de la vérité. Cette dernière est en effet un territoire déserté depuis la Deuxième Guerre mondiale et les philosophes de la déconstruction, qui l’ont desséchée. Les philosophes de la déconstruction, Deleuze, Derrida ou encore Althusser, sont analysés avec pertinence dans leurs critiques entre autres des notions d’essence et de vérité et dans l’affaissement qui s’en est suivi pour la philosophie.

            La crise de celle-ci apparaît également dans le chapitre consacré à Donna J. Haraway[6], maître à penser du wokisme et du néo-féminisme obscurantisme actuels, où Robert Redeker propose une critique éclairée et mesurée, dans ses manques de fondement et ses errements, sans jamais tomber dans le piège du passionnel.

            Pour combattre cette dilution de la philosophie, il fallait faire appel à celui qui, pour Hegel, « manifeste l’héroïsme des commencements[7] » : « Hegel fait ressortir deux points qui donnent à penser. « René Descartes est le véritable initiateur de la philosophie moderne, en tant qu’il a pris le penser pour principe[8] » à savoir « celui qui agit au commencement, qui manifeste l’héroïsme des commencements, l’héroïsme propre à celui qui sait commencer. Il est aussi celui qui dynamise le commencement, qui le lance dans le temps, autrement dit : celui qui fonde[9]. » On devine dès lors en quoi réside la puissance de la volonté dont a su faire preuve l’auteur du Discours de la méthode : « L’originalité de la posture de Descartes tient […] dans le recommencement radical de la philosophie (et, par suite, de la culture) après l’élimination brutale (par la violence du doute) de toutes les opinions et doctrines reçues. Recommencement ? Non. Second commencement, à hauteur du premier, qui se déploya au matin grec sous le nom de Platon. […] : Descartes est la seconde naissance de la philosophie. C’est ce geste créateur d’une origine qui autorise à dire de Descartes qu’il est un philosophe monumental. Cette approche par la monumentalité redonne tout son sens au jugement de Hegel pour qui Descartes est un héros, aucunement un maître[10]. » Cette distinction est essentielle car un « maître dispense des pensées, distribue des leçons, un héros s’inscrit dans la postérité par un geste tranchant marquant l’histoire[11]. » L’énergie n’est pas chez Descartes réflexe passif, obéissance à quelque mot d’ordre extérieur, mais puissance émanant de sa propre volonté. C’est de cette dernière, de cette pure énergie spirituelle que peut à nouveau éclore la philosophie. Quiconque s’en montrera digne imitera non pas la pensée même, acte de perroquet sans fondement, mais l’élan dont l’esprit a été capable.

            Parallèlement à la mise en relief de cette « signature ontologique[12] » inhérente aux riches digressions sur le rapport à Descartes, une mention tout à fait spéciale peut être faite au chapitre intitulé « Qu’est-ce qu’un grand philosophe[13] ? » Fidèle en cela à l’esprit de Descartes – mais en laissant toutefois un espace à la spiritualité et au mystère, étrangers à l’auteur des Méditations métaphysiques – Robert Redeker donne à entendre ce qu’il y a, étonnamment, tout à la fois d’intemporel et d’irréductible chez chaque puissant philosophe. Tout ce qui nous enrichit à leur lecture semble toujours être déjà là, en nous, le nouveau étant dévoilement – à l’image de tout grand poème – de ce dont notre âme était « grosse », pour reprendre la métaphore socratique de la maïeutique.

            De même, le chapitre « Qu’est-ce que lire[14] ? » lui fait écho et mérite aussi que tout lecteur y plonge et y demeure. Quiconque – comme le très modeste auteur de ces quelques lignes – ne peut longtemps s’éloigner de ses livres lira ce chapitre avec délectation ! L’évocation du poète Francis Jammes et du musicien Debussy ramène l’expérience du Verbe à ce qu’il est initialement : un acte d’une profondeur mystique. Citant à propos Aristote, il rappelle que pour « le Stagirite, lors des opérations de la pensée, les images sont à l’âme pensante ce que les sensations sont au corps[15]. » Ainsi, lire une œuvre réellement intemporelle, que l’on songe à nos lectures de Victor Hugo, Marcel Proust ou Platon, et l’on sentira que chaque relecture se révèle finalement première lecture, expérience neuve, même répétée, comme le disait René Char.

            En véritable amoureux des lettres et de la pensée, l’auteur de Descartes – Le miroir aux fantômes rapprochera de même le poète Jaccottet de Descartes[16] pour redonner à la philosophie la fraîcheur d’un rapport nouveau au monde et à la vérité.

            Depuis l’Antiquité, toute œuvre de beauté n’est-elle pas en même temps signe d’une vérité supérieure ?

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Jean-Yves Guigot


[1] Robert Redeker, Descartes – Le miroir aux fantômes, Les Éditions du Cerf, 2025.

[2] P. 22.

[3] P. 25.

[4] P. 36.

[5] P. 145-146 par exemple.

[6] Pages 50 à 60.

[7] P. 38.

[8] G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie (1825-1826), t. VI, tr. P. Garniron, Paris, Vrin, 1985, p. 1384.

[9] P. 21.

[10] P. 21.

[11] P. 21.

[12] P. 44.

[13] Pages 149 à 154.

[14] P. 236 à 241.

[15] P. 239.

[16] P. 247 et 248.

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