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Le visage d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur d’un mortel…
Charles Baudelaire
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1 – Nikaïa
Nikaïa, oeuvre en cuivre martelé d’Antoniucci Volti (hauteur 4 m) naguère en face du Palais homonyme (détruit en 2024) et désormais derrière le bâtiment des abattoirs municipaux désaffectés, partiellement occupés par les artistes du 109 (photo mbp)
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J’ai longtemps pu admirer ce corps de déesse, à la fois fluide et cubiste, dressée à l’angle du jardin du Palais Nikaïa, qu’ornait aussi une fontaine… Elle a disparu à l’époque des travaux de la Coulée Verte à Nice – le Palais vient d’être détruit – et je l’ai retrouvée au hasard d’une promenade périurbaine, en quête de street-art, coincée dans un recoin entre bâtiments en ruine et bretelle d’accès d’autoroute…
Le sculpteur, d’origine italienne, mort en 1989, a vécu et travailllé à Villefranche-sur-mer – diplômé de la Villa Arson à Nice, il obtient différents prix, dont le second prix de Rome en 1936. En 1943, il vit à Paris et fréquente un cercle littéraire avec des écrivains et poètes tels André Salmon, Jean Follain ou Pierre Albert-Birot. Il enseigne la sculpture, expose des oeuvres dont la critique souligne
comment la vie, la vérité s’inscrivent dans une sorte de moule géométrique, à tel point que, vues sous certains angles, ses sculptures pourraient passer pour être complètement abstraites. Mais le rapport humain s’y découvre aussitôt, par le jeu des volumes, la finesse des passages, des attaches, finesse toute amoureuse, toute sensuelle 1
Des commandes de différentes villes permettent à ses oeuvres d’orner l’espace public ,des musées les acquièrent, des galeries les exposent… des particuliers (Alain Delon, entre autres) en possèdent dans leurs collections privées…
Sur la fin de sa vie, un AVC le contraint à se tourner vers pastels gras, craies ou feutres, pour une série d’oeuvres regroupées sous le titre Ecce Homo... et si des expositions posthumes lui rendent hommage – sa Nikaïa finit aux abattoirs…
Destin des oeuvres, destin des hommes – je m’interrogeais sur ce parallèle et cet effacement, dans La Dernière Oeuvre de Phidias2 – rien ne dure, et les mots seuls portent parfois la trace, témoignent de ce qui fut.
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2 – La forêt de sculptures de Saint-Laurent du Var
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Robert Roussil, parc de 12 sculptures monumentales en cèdre, sur le toit de la station d’épuration de Saint-Laurent du Var, site conçu et réalisé par l’artiste, 1982 (photos mbp)
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Découvrir cet ensemble, dans les années 2000, fut une expérience forte – elles me rapprochaient de l’univers d’un autre sculpteur dont l’oeuvre monumentale allait m’inspirer le recueil L’Anneau de Chillida .
L’auteur de cette forêt de cèdre est considéré comme l’un des artistes majeurs du Québec, où son travail pionnier a permis le développement d’une sculpture moderne. Robert Roussil, révolté, contestataire, animé par les idéaux socialistes, exerça mille métiers avant de suivre, une fois démobilisé, les cours de sculpture de l’école du Musée des Beaux-Arts, grâce à une bourse d’études offerte par le gouvernement. Son franc-parler, son discours social, ses relations avec les militants du parti communiste canadien et la liberté de sa production artistique font qu’il se bute souvent à la censure et il choisira de vivre en France, à Tourrette-sur-Loup, après la fermeture, en 1954, de son atelier à Montréal, pour de prétendues activités subversives.
Travaillant tous les médias, « ses sculptures de bois, sphères habitables et structures monumentales à conception modulaire remettent en question, parfois de manière controversée, la fonction des espaces publics et privés ».3 Pour lui :
« L’art, c’est pas une carrière, c’est une façon de vivre »(id)
Détestant le marché de l’art, il n’expose pas dans les galeries, et son oeuvre a des difficultés à lui survivre : son atelier regorge d’oeuvres, de dessins, de projets, qui attendent preneur…
« Un artiste qui n’aime pas le marché n’est pas aimé par le marché », dit le marchand d’art Blais, qui refuse d’acquérir ses oeuvres, apparemment vouées à disparaître, comme la forêt de cèdre de Saint-Laurent du Var, dont la présence majestueuse et familière à la fois, établit un dialogue entre les éléments : la terre (l’esplanade-promenade recouverte de galets du Var), la mer et le ciel. Leur destin est toujours en suspens, alors que la station d’épuration va être détruite en 2027 :
où iront ces géants qui caressent le vent?
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Où finissent les oeuvres?
Qu’est-ce qui fait partie du « patrimoine »?
Une oeuvre conçue pour un espace public peut-elle survivre à la modification de la ville?
Y a-t-il des « ruines » qui n’en ont pas l’air, mais qui, faute de lieu, finissent dans des « mouroirs » où on les oublie, peu à peu ?
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notes :
1 – Pierre Descargues, Volti, Paris, P.L.F., collection « Artistes de ce temps », 1949.
2 – La Dernière oeuvre de Phidias, suivi de L’Invention de l’absence, éd. Jacques André, 2017)
3 – Source du texte : https://artpublicmontreal.ca/artiste/roussil-robert/